Intervention de Christophe Bonneuil

Vendémiaire 9 octobre 2002

Je voudrais reprendre la question d'HLM "les aspects négatifs de l'entreprise scientifique sont-ils des dérives ou des caractères intrinsèques à celle-ci ?".

Les deux thèses ont le même défaut : elles voient la science comme quelque chose d'homogène, elles l'essentialisent, et du coup, la seule défense contre ses aspects négatifs, ce sont des garde-fous d'ordre juridique et moral. Il faudrait plutôt poser la question des rapports de pouvoirs entre différentes formes d'activités connaissance.

1. La science contestée : causes et limites

Mon intervention commencera en posant la question : pourquoi, aujourd'hui, le progrès et la science ne sont-ils plus des religions d'État comme ils l'étaient à la fin du XIXème et au début du XXème siècles ?

Il faut d'abord reconnaître que cette contestation reste ambiguë et limitée : si l'on en croit les sondages, l'opinion fait plus confiances aux scientifiques qu'aux politiques ou aux entrepreneurs, et ce malgré les crises et scandales de ces dernières (vache folle, sang contaminé, poulet à la dioxine, etc.), la science reste une référence, une autorité morale et culturelle. Il y a là un paradoxe : malgré tous les effets négatifs, les luttes, les procès intentés par les malades, la science est certes désacralisée mais on l'invoque encore plus qu'avant... En perdant sa sacralité elle s'ouvre de nouveaux débouchés : c'est toujours elle qu'on va chercher pour évaluer des risques, pour témoigner lors de procès (cf. l'ouvrage de Ulrich Beck, La Société du risque, 1986 dans la version allemande).

Finalement, il n'y a peut-être pas rejet de la science mais demande de participation à l'orientation de cette science.

La rationalité critique a d'abord été restreinte, limitée à la communauté scientifique (cf. Karl Popper), vue comme idéal normatif. Mais en externe, la science ne se négociait pas avec le reste de la société: quand il s'agissait de vacciner les populations en Afrique occidentale française, on ne leur demandait pas leur avis; de même, dans la France de l'immédiat après-guerre, les villages qu'on allaient inonder pour construire des barrages n'étaient pas consultés avant la construction de ceux-ci. On a vu les dégâts humains, culturels et écologiques provoqués par ce mode de développement scientifique et économique. Dans nos sociétés, maintenant marquées par une forte classe moyenne et un niveau élevé d'éducation, observe Ulrich Beck, les citoyens n'acceptent plus l'imposition de la science et demandent à entrer dans la sphère de l'échange critique et égalitaire… ils demandent en quelque sorte à faire partie d'une communauté scientifique élargie à l'ensemble de la société, pour pouvoir dire de quelles technologies on veut ou pas, par exemple, dire si l'on veut ou pas des OGM... tout en désirant, en tant que consommateur, pouvoir bénéficier des dernières innovations ; il y a aussi une attitude consumériste – c'est là une ambiguïté très forte au sein de la société.

En même temps, on assiste à une montée de contestation de la science.

La science est contestée parce que son mode de régulation sociale a changé. De la fin du XIXème siècle aux années 1970, on a assisté à la construction de l'État-nation où la science était une affaire d'État ; c'est l'État qui finançait les laboratoires et le fonctionnement d'une communauté scientifique ; les logiques d'expansion et de guerre (chaude puis froide) jouaient un rôle important dans cette alliance ; par ailleurs, des mouvements sociaux très forts faisaient naître un État providence qui mettait en place de nouveaux droits et intervenait dans l'économie (État providence, keynésianisme). Il faut resituer la vision sociale de la science dans ce contexte. L'État s'employait à rassembler les forces sociales intellectuelles, pour l'expansion extérieure et la compétition entre États-nations, et c'est dans ce contexte que la science était également mobilisée. Notons que c'est aussi la période où il y a eu le plus de violence de masse, le plus de morts dans les guerres. Il y avait donc une volonté de puissance des États-nations. Dans les pays " développés ", la société toute entière est vouée au culte du " progrès " et est réorganisée par la science : organisation " scientifique "du travail, microbiologie et politique hygiéniste, rôle des sciences dans la conduite de la guerre, dans la sélection scolaire des élites de la république, insertion dans la société de consommation et de confort avec des artefacts techniques tels le téléphone, le réfrigérateur, l'électricité, l'ordinateur... En échange de ces bienfaits matériels, on permettait aux scientifiques, à la fin du XIXème siècle, d'affirmer que la science est neutre et " objective "... et ce discours s'est développé au moment même (surtout avec la guerre froide) où les scientifiques travaillaient le plus pour les intérêts économiques et militaires. Comme on faisait l'équation entre science, Etat et intérêt général, on a aussi dans cette période permis aux communautés scientifiques de s'auto-réguler.

Durant les trente dernières années, ce mode de régulation de la recherche et ce contrat social s'est déréglé. On a assisté à un reflux de l'État comme principal entrepreneur de la science. Au cœur du nouveau système se trouvent les start up. Qu'est-ce qu'une start up ? C'est une entreprise hybride qui capte à la fois les savoir-faire d'un laboratoire universitaire et les capitaux d'investisseurs de capital-risque, et s'efforce d'obtenir des contrats avec de grosses entreprises : pour cela, il est impératif de détenir des brevets. La science tend donc à devenir une marchandise commercialisable et appropriable.

Plus globalement, c'est tout le compromis social qui a évolué : l'Etat-nation n'est plus régulateur des forces économiques qui se sont globalisées, et les revenus financiers l'emportent sur la rétribution des salariés. Dans ce contexte-là, beaucoup moins confortable et rassurant pour la masse des citoyens, les avantages du " progrès " sont perçus de façon moins consensuelle et les effets négatifs des évolutions scientifiques et techniques entrent dans les consciences. Le culte du progrès et la foi en la science se sont écroulés avec l'ensemble du contrat social qui les rendaient possibles. D'autant plus qu'avec la puissance actuelle de la science et les effets de notre mode de développement, il n'est plus un recoin de la planète et plus un morceau de la biosphère qui ne soient pas affectés par l'activité humaine. Il n'y a donc plus de catastrophe naturelle : à puissance totale, responsabilité illimitée de la technoscience qui se trouve donc mise en cause à chaque crise.

2. Vers un nouveau contrat entre science et société

La question qui se pose est donc maintenant : quel type de nouveau contrat social peut se reconstruire ? Comment mettre la science au service du développement de chacun, du citoyen, de la planète ?

Peut-on revenir en arrière ? ... avec un État qui garantisse l'expertise indépendante et la recherche fondamentale avec une délégation de pouvoir des citoyens envers l'Etat et les scientifiques supposés définir nos besoins ? avec un modèle de développement inchangé ?

Ou bien faut-il dénoncer la science comme la cause de tous nos maux ? On peut en effet aisément montrer les insuffisances de la pensée mécaniste et réductionniste qui domine les sciences, son inscription historique (Bacon, Descartes…) dans un projet, criticable aujourd'hui, d'asservissement de la nature, voire de répression de savoirs et pratiques féminines (C. Merchant) locales, populaires et indigènes. On peut enfin souligner ses liens avec la rationalité instrumentale (philosophes de l'école de Francfort). Mon problème avec ce discours que l'on retrouve dans certains groupes écologistes est qu'il considère " la " science comme une chose monolithique inchangée depuis le XVIIème siècle et donc non réformable et non traversée de clivages internes intéressants à faire jouer. Bref, c'est une vision tout aussi monolithique, a-historique et internaliste que la vision proposée par les scientistes ! En réalité, la science est quelque chose de très divers, dont les normes et les pratiques ont changé au cours des décennies en lien avec des contextes sociaux et culturels fluctuants. Ainsi n'y a-t-il pas que des sciences " manipulatrices ", il y a aussi des sciences contemplatives (taxonomie), des sciences féministes (dans les années 70, des chercheures en embryologie cassent les notions jusqu'alors admises sur ovocytes " passifs " et spermatozoïdes " actifs ", tandis que des femmes primatologues remettent en question la généralité de la domination masculine chez les singes). La science peut donc véhiculer différentes notions et valeurs. Si la science est diverse et change au cours du temps, cela veut donc dire que la société a une prise sur la science. En bref, chaque société a la science qu'elle mérite !

Si les sociétés ont les savoirs qu'elles méritent, cela signifie que dans une société donnée, les savoirs dominants sont le résultat de luttes sociales et culturelles. Du coup, face à la marchandisation de la science, entre le repli sur le modèle étatico-autoritaire et la dénonciation en bloc de la science comme intrinsèquement pervertie, il doit y avoir place pour une autre approche, celle de la ré-appropriation démocratique et citoyenne des orientations de la science. On peut s'appuyer pour cela sur les forces citoyennes qui se sont réveillées ces dernières années face à la mondialisation libérale, au brevetage du vivant, des logiciels et des savoirs, aux risques et à la malbouffe. On a pu voir par exemple que les mobilisations anti-OGM ont beaucoup fait évoluer la science sur les flux de gènes (on ne peut plus les nier dans le cas du colza ou de la betterave comme on le faisait il y a dix ans) en donnant un espace plus grand aux biologistes des populations face aux biologistes moléculaires. On a pu voir aussi des malades du SIDA contribuer à redéfinir totalement les normes des essais thérapeutiques en dénonçant les placébos.

Une stratégie pour aller vers une science citoyenne, responsable et solidaire (cf. la charte de la Fondation pour le Progrès de l'Homme en ce sens), consiste donc d'une part à instaurer des contrôles démocratiques (conférences de citoyens, ateliers scénarios et autres dispositifs participatifs, débats parlementaires dignes de ce nom) des choix technoscientifiques et, d'autre part, à permettre aux forces citoyennes (associations, syndicats) de construire leur propre base de connaissances, leur propre expertise, leur propre recherche.

Il existe déjà des expériences importantes en ce sens en Amérique du Nord (Community-Based Research) et en Europe du Nord.

En Hollande, on trouve des boutiques de science, une quarantaine pour 13 universités. Ce sont des espèces de bureaux dans les universités, qui sont à l'interface entre les demandes d'associations et les compétences des chercheurs et étudiants. Par exemple, les riverains d'une usine chimique remarquent un nombre anormal de problèmes de santé autour d'eux. Ils peuvent demander une étude à la boutique de science. Comme les associations, ou les travailleurs sont souvent désarmés face à un discours d'autorité visant à les rassurer, le fait de pouvoir produire une contre-expertise leur permet de mieux se faire entendre et de forcer un débat. Autre exemple, dans les années 70, des associations de malades demandent que soient entreprises des recherches sur les effets de certains médicaments sur les femmes enceintes ; à l'époque, la démarche était marginale, aujourd'hui, elle a abouti à la création de deux chaires d'université.

En Allemagne, depuis environ 20 ans, existe l'Institut d'écologie citoyenne (Ökoinstitut) qui emploie 70 salariés chercheurs ; il a principalement travaillé sur les énergies renouvelables, la sortie du nucléaire, la lutte contre l'effet de serre, etc. Récemment, l'Ökoinstitut a sorti une étude décortiquant le budget de la recherche agronomique, et montrant que pour répondre à l'objectif de 20 % d'agriculture biologique que s'est fixé l'Allemagne, il fallait totalement réorienter la recherche agronomique. On aimerait bien avoir ce genre de structure en France !

En France, quelques associations travaillent dans le même sens : le Centre national d'information indépendante sur les déchets, Greenpeace, l'ACRO... Mais les deux principales sont l'Institut technique de l'agriculture biologique (ITAB, qui introduit des méthodes très différentes en recherche agronomique) et le CRII-Rad. Ce dernier est un laboratoire associatif de contrôle de la radioactivité qui emploie 10 personnes et dont les travaux aboutiront prochainement à un procès contre l'Etat avec quelque 400 malades de la thyroïde pour " empoisonnement volontaire " par désinformation quant aux retombées du nuage de Tchernobyl en France. Pour que de telles initiatives se multiplient et se renforcent, il faudrait une véritable politique d'encouragement de ce tiers-secteur d'expertise et de recherche : subventions directes, " chèque expertise " pour les associations, bourses de thèse en milieu associatif, possibilité de détachement de chercheurs du public vers les associations, etc.

Pour avancer vers cette réappropriation citoyenne de la science, nous avons créé une association, la" Fondation Sciences Citoyennes ", suite à un colloque " Quelle science pour quelle société ? " organisé par la revue EcoRev'. Cette association (www.sciencescitoyennes.org) réunit des chercheurs scientifiques critiques et des " profanes " engagés dans des luttes (sociales, médicales, environnementales…) où ils rencontrent -voire contestent- la technoscience dominante et l'expertise officielle. L'objectif est de montrer combien les choix scientifiques sont des choix politiques. Nous unissons donc, dans une réflexion et une action transversale de " politisation " de la science et de l'expertise, des acteurs impliqués dans des secteurs souvent compartimentés (agriculture, énergie, bio-médical, santé environnementale, NTIC, brevetage...).

Pour conclure je reviendrai sur les critiques que l'on peut faire à cette stratégie de réappropriation citoyenne de la science et de redistribution sociale des capacités d'expertise. On peut reprocher à cette stratégie de ne pas remettre en cause le statut de la science, et d'utiliser et disséminer son hégémonie culturelle plutôt que de la dénoncer. On peut aussi penser qu'il est dangereux d'aller vers une société où il faut un laboratoire pour avoir le droit d'entrer dans le débat public et que le mouvement actuel de " scientisation " de la conflictualité sociale est problématique. Ces critiques sont justes et sérieuses. Mais notre stratégie de réappropriation citoyenne de la science vise non pas à scientifiser la société mais au contraire à politiser la science, en soulignant la pluralité des savoirs et en utilisant la controverse pour mettre à jour les valeurs et hypothèses sous jacentes à chacun de ces savoirs, fussent-ils " scientifiques ".

Le risque, fait remarquer HLM, est que les lobbies citoyens aient toujours un train de retard et du coup, perdent systématiquement.

CB reconnaît que c'est un grand débat autour de la mondialisation ; des forces ont émergé ces dernières années, associatives ou syndicales, qui tentent de construire quelque chose contre les logiques de profit – elles ont effectivement un train de retard. Mais c'est pourtant bien de ces mouvements citoyens que peut renaître un contrôle collectif, démocratique, sur le marché comme sur la technoscience.

 

>>> retour à la page de présentation du débat du 9 octobre 2002

>>> entrée du répertoire Actions/Conférences/Vendémiaire 2002

>> entrée du répertoire Actions

> page d'accueil du site OGM dangers

> la page de notre moteur de recherches