Ivan Illich
La convivialité, 1973, Seuil
« L'outil est inhérent à la relation sociale. Lorsque j'agis en tant
qu'homme, je me sers d'outils. Suivant que je le maîtrise ou qu'il me
domine, l'outil me relie ou me lie au corps social. Pour autant que je
maîtrise l'outil, je charge le monde de mon sens; pour autant que
l'outil me domine, sa structure me façonne et informe la
représentation que j'ai de moi-même. L'outil convivial est celui qui
me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier
le monde au gré de mon intention. L'outil industriel dénie ce pouvoir;
bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande,
rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. La plupart des outils
qui m'environnent aujourd'hui ne sauraient être utilisés de façon
conviviale. »
« L’outil est convivial dans la mesure où chacun peut l’utiliser, sans
difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire, à des
fins qu’il détermine lui-même. L’usage que chacun fait n’empiète pas
sur la liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un
diplôme pour avoir le droit de s’en servir; on peut le prendre ou non.
Entre l’homme et le monde, il est conducteur de sens, traducteur
d’intentionnalité. »
Pour éviter les malentendus, nous précisons que la convivialité d’un
outil ne dépend pas du niveau de sa complexité. Pour Illich, le
téléphone est l’exemple d’un outil convivial. Les individus sont
libres de téléphoner n’importe quel message à n’importe quelle
personne. Cependant, il ajoute : « Quand une population entière se
laisse intoxiquer par l’usage abusif du téléphone et perd ainsi
l’habitude d’échanger des lettres ou des visites, l’erreur tient à ce
recours immodéré à un nouvel outil, convivial par essence, mais dont
la fonction est dénaturée par une fausse extension de son champ
d’action. »
« Les symptômes d’une crise planétaire qui va s’accélérant sont
manifestes. On en a de tous côtés cherché le pourquoi. J’avance pour
ma part l’explication suivante : la crise s’enracine dans l’échec de
l’entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à
l’homme. Le grand projet s’est métamorphosé en un implacable procès
d’asservissement du producteur et d’intoxication du consommateur.
La prise de l’homme sur l’outil s’est transformée en prise de l’outil
sur l’homme. Ici il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une
centaine d’années que nous essayons de faire, travailler la machine pour
l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On
s’aperçoit maintenant que la machine ne « marche » pas, que l’homme ne
saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur.
Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur
l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est
manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme
fait son esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des
loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un
outillage industriel en constante expansion. L’échec de cette grande
aventure fait conclure à la fausseté de l’hypothèse.
La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n’est qu’en
renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à
l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste
répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans
dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni
maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un
outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille
à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur
parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une
technologie qui l’asservisse et le programme. »
« Jamais l’outil n’a été aussi puissant. Et jamais il n’a été à ce point accaparé par une élite. »
« J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’Homme contrôle l’outil. »
« Le passage à une société conviviale s’accompagnera d’extrêmes souffrances : famine chez les uns, panique chez les autres. Cette transition, seuls ont le droit de la souhaiter ceux qui savent que l’organisation industrielle dominante est en train de produire des souffrances encore pires sous prétexte de les soulager. Pour être possible, la survie dans l’équité exige des sacrifices et postule un choix. Elle exige un renoncement général à la surpopulation, à la surabondance et au surpouvoir, qu’ils soient le fait d’individus ou de groupes. »