Qui ne défend la liberté de penser que pour soi-même, en effet, est déjà disposé à la trahir. Il ne s’agit pas de savoir si cette liberté rend les hommes heureux, ou si même elle les rend moraux. Il ne s’agit pas de savoir si elle favorise plutôt le mal que le bien, car Dieu est maître du Mal comme du Bien. Il me suffit qu’elle rende l’homme plus homme
Capitalistes, fascistes, marxistes, tous ces gens-là se
ressemblent. Les uns nient la liberté, les autres font encore
semblant d'y croire, mais qu'ils y croient ou n'y croient pas, cela
n'a malheureusement plus beaucoup d'importance, puisqu'ils ne savent
plus s'en servir. Hélas ! le monde risque de perdre la
liberté, de la perdre irréparablement, faute d'avoir
gardé l'habitude de s'en servir... Je voudrais avoir un
moment le contrôle de tous les postes de radio de la
planète pour dire aux hommes : " Attention ! Prenez garde ! La
Liberté est là, sur le bord de la route, mais vous
passez devant elle sans tourner la tête, personne ne
reconnaît l'instrument sacré, les grandes orgues tour
à tour furieuses ou tendres.
On vous fait croire qu'elles sont hors d'usage. Ne le croyez pas ! Si
vous frôliez seulement du bout des doigts le clavier magique, la
voix sublime remplirait de nouveau la terre...
Ah ! n'attendez pas trop longtemps, ne laissez pas trop
longtemps la machine merveilleuse exposée au vent, à la
pluie, à la risée des passants ! Mais, surtout, ne la
confiez pas aux mécaniciens, aux techniciens, aux accordeurs,
qui vous assurent qu'elle a besoin d'une mise au point, qu'ils vont la
démonter. Ils la démonteront jusqu'à la
dernière pièce et ils ne la remonteront jamais ! "
Oui, voilà l'appel que je voudrais lancer à travers
l'espace; mais vous-même qui lisez ces lignes, je le crains,
vous l'entendriez sans le comprendre. Oui, cher lecteur, je crains que
vous ne vous imaginiez pas la Liberté comme de grandes orgues,
qu'elle ne soit déjà pour vous qu'un mot grandiose, tel
que ceux de Vie, de Mort, de Morale, ce palais désert où
vous n'entrez que par hasard, et dont vous sortez bien vite, parce
qu'il retentit de vos pas solitaires.
Lorsqu'on prononce devant vous le mot d'ordre, vous savez tout de
suite ce que c'est, vous vous représentez un contrôleur,
un policier, une file de gens auxquels le règlement impose de
se tenir bien sagement les uns derrière les autres, en
attendant que le même règlement les entasse
pêle-mêle cinq minutes plus tard dans un restaurant
à la cuisine assassine, dans un vieil autobus sans vitres ou
dans un wagon sale et puant. Si vous êtes sincère, vous
avouerez peut-être même que le mot de liberté vous
suggère vaguement l'idée du désordre -la cohue,
la bagarre, les prix montant d'heure en heure chez l'épicier,
le boucher, le cultivateur stockant son maïs, les tonnes de
poissons jetées à la mer pour maintenir les prix. Ou
peut-être ne vous suggérerait-il rien du tout, qu'un vide
à remplir-comme celui, par exemple, de l'espace... Tel est le
résultat de la propagande incessante faite depuis tant
d'années par tout ce qui dans le monde se trouve
intéressé à la formation en série d'une
humanité docile, de plus en plus docile, à mesure que
l'organisation économique, les concurrences et les guerres
exigent une réglementation plus minutieuse. Ce que vos
ancêtres appelaient des libertés, vous l'appelez
déjà des désordres, des fantaisies. « Pas
de fantaisies ! disent les gens d'affaires et les fonctionnaires
également soucieux d'aller vite, le règlement est le
règlement, nous n'avons pas de temps à perdre pour des
originaux qui prétendent ne pas faire comme tout le monde...
» Cela va vite, en effet, cher lecteur, cela va très
vite. J'ai vécu à une époque où la
formalité du passeport semblait abolie à jamais.
N'importe quel honnête homme, pour se rendre d'Europe en
Amérique, n'avait que la peine d'aller payer son passage
à la Compagnie transatlantique. Il pouvait faire le tour du
monde avec une simple carte de visite dans son portefeuille. Les
philosophes du XVIIIe siècle protestaient avec indignation
contre l'impôt sur le sel-la gabelle-qui leur paraissait
immoral, le sel étant un don de la Nature au genre humain. Il y
a vingt ans, le petit bourgeois français refusait de laisser
prendre ses empreintes digitales, formalité jusqu'alors
réservée aux forçats. Oh ! oui, je sais, vous
vous dites que ce sont là des bagatelles. Mais en protestant
contre ces bagatelles, le petit bourgeois engageait sans le savoir un
héritage immense, toute une civilisation dont
l'évanouissement progressif a passé presque
inaperçu, parce que l'État moderne, le Moloch technique,
en posant solidement les bases de sa future tyrannie, restait
fidèle à l'ancien vocabulaire libéral, couvrait
ou justifiait du vocabulaire libéral ses innombrables
usurpations. Au petit bourgeois français refusant de laisser
prendre ses empreintes digitales, l'intellectuel de profession, le
parasite intellectuel, toujours complice du pouvoir, même quand
il paraît le combattre, rispostait avec dédain que ce
préjugé contre la Science risquait de mettre obstacle
à une admirable réforme des méthodes
d'identification, qu'on ne pouvait sacrifier le Progrès
à la crainte ridicule de se salir les doigts. Erreur profonde !
Ce n'était pas ses doigts que le petit bourgeois
français, l'immortel La Brige de Courteline, craignait de
salir, c'était sa dignité, c'était son âme.
Oh ! peut-être ne s'en doutait-il pas, ou ne s'en
doutait-il qu'à demi, peut-être sa révolte
était-elle beaucoup moins celle de la prévoyance que
celle de l'instinct. N'importe ! On avait beau lui dire : «
Que risquez-vous ? Que vous importe d'être instantanément
reconnu, grâce au moyen le plus simple et le plus infaillible ?
Le criminel seul trouve avantage à se cacher... ». Il
reconnaissait bien que le raisonnement n'était pas sans valeur,
mais il ne se sentait pas convaincu. En ce temps-là, le
procédé de M. Bertillon n'était en effet
redoutable qu'au criminel et il en est de même encore
maintenant. C'est le mot de criminel dont le sens s'est
prodigieusement élargi, jusqu'à désigner tout
citoyen peu favorable au Régime, au Système, au Parti,
ou à l'homme qui les incarne. Le petit bourgeois
français n'avait certainement pas assez d'imagination pour se
représenter un monde comme le nôtre si différent
du sien, un monde où à chaque carrefour la Police
d'État guetterait les suspects, filtrerait les passants, ferait
du moindre portier d'hôtel, responsable de ses fiches, son
auxiliaire bénévole et public. Mais tout en se
félicitant de voir la Justice tirer parti, contre les
récidivistes, de la nouvelle méthode, il pressentait
qu'une arme si perfectionnée, aux mains de l'État, ne
resterait pas longtemps inoffensive pour les simples
citoyens. C'était sa dignité qu'il croyait
seulement défendre, et il défendait avec elle nos
sécurités et nos vies. Depuis vingt ans, combien de
millions d'hommes, en Russie, en Italie, en Allemagne, en Espagne, ont
été ainsi, grâce aux empreintes digitales, mis
dans l'impossibilité non pas seulement de nuire aux Tyrans,
mais de s'en cacher ou de les fuir ? Et ce système
ingénieux a encore détruit quelque chose de plus
précieux que des millions de vies humaines. L'idée qu'un
citoyen, qui n'a jamais eu affaire à la Justice de son pays,
devrait rester parfaitement libre de dissimuler son identité
à qui il lui plaît, pour des motifs dont il est seul
juge, ou simplement pour son plaisir, que toute indiscrétion
d'un policier sur ce chapitre ne saurait être
tolérée sans les raisons les plus graves, cette
idée ne vient plus à l'esprit de personne.Le jour n'est
pas loin peut-être où il nous semblera aussi naturel de
laisser notre clef dans la serrure, afin que la police puisse entrer
chez nous nuit et jour, que d'ouvrir notre portefeuille à toute
réquisition. Et lorsque l'État jugera plus pratique,
afin d'épargner le temps de ses innombrables contrôleurs,
de nous imposer une marque extérieure, pourquoi
hésiterions-nous à nous laisser marquer au fer, à
la joue ou à la fesse, comme le bétail
? L'épuration des Mal-Pensants, si chère aux
régimes totalitaires, en serait grandement facilitée.
III
Une civilisation ne s'écroule pas comme un édifice ; et on dirait beaucoup plus exactement qu'elle se vide peu à peu de sa substance, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que l'écorce. On pourrait dire plus exactement encore qu'une civilisation disparaît avec l'espèce d'homme, le type d'humanité, sorti d'elle. L'homme de notre civilisation de la civilisation française - qui fut l'expression la plus vive et la plus nuancée, la plus hellénique, de la civilisation européenne, a disparu pratiquement de la scène de l'Histoire le jour où fut décrétée la conscription. Du moins n'a-t-il plus fait depuis que se survivre.
Cette déclaration surprendra beaucoup d'imbéciles. Mais je n'écris pas pour les imbéciles. L'idée de la conscription obligatoire paraît si bien inspirée de l'esprit napoléonien qu'on l'attribue volontiers à l'Empereur. Elle a pourtant été votée par la Convention, mais l'idée des hommes de la Convention sur le droit absolu de l'État était déjà celle de Napoléon, comme elle était aussi celle de Richelieu, ou de Charles Quint, de Henri VIII ou du pape Jules II. Pour cette raison très simple que Robespierre et Richelieu, Charles Quint ou Henri VIII appartenaient tous ensemble à cette tradition romaine si puissante chez nous, particulièrement depuis la Renaissance.
[...]
À l’État selon Machiavel, qui ne connaît
d’autre loi que l’efficience, comment ne
s’accorderait pas une société qui ne connaît
d’autre mobile que le Profit ?
[...]
Des millions et des millions d’hommes ne croyaient plus à
la liberté, c’est-à-dire qu’ils ne
l’aimaient plus, ils ne la sentaient plus nécessaire, ils
y avaient seulement leurs habitudes, et il leur suffisait d’en
parler le langage. Depuis longtemps, l’État se fortifiait
de tout ce qu’ils abandonnaient de plein gré. Ils
n’avaient que le mot de révolution à la bouche,
mais ce mot de révolution, par une comique chinoiserie du
vocabulaire, signifiait la Révolution Socialiste,
c’est-à-dire le triomphal et définitif
avènement de l’État, la Raison d’État
couronnant aussi l’édifice économique, la Raison
d’État faisant face au Monopole d’État
[...]
Ils haïssaient la liberté comme un homme hait la femme
dont il n’est plus digne, je veux dire qu’ils se
cherchaient des raisons de la haïr. Ils haïssaient ce qui
leur restait de liberté, précisément parce
qu’il ne leur en restait pas assez pour être des hommes
libres, mais assez pour en porter le nom, pour être parfois
tenus d’agir comme tels.
les guerres d’autrefois, les guerres politiques, les guerres de
soldats, formaient des héros ou des bandits, la plupart
héros et bandits tout ensemble. Mais la guerre moderne, la
guerre totale, travaille pour l’État totalitaire, elle
lui fournit son matériel humain. Elle forme une nouvelle
espèce d’hommes, assouplis et brisés par
l’épreuve, résignés à ne pas
comprendre, à ne pas « chercher à
comprendre », selon leur mot fameux, raisonneurs et
sceptiques en apparence, mais terriblement mal à l’aise
dans les libertés de la vie civile qu’ils ont
désapprises une fois pour toutes, qu’ils ne
réapprendront plus jamais
[...]
Or, je ne suis nullement « passéiste »,
je déteste toutes les espèces de bigoteries
superstitieuses qui trahissent l’Esprit pour la Lettre. Il est
vrai que j’aime profondément le passé, mais parce
qu’il me permet de mieux comprendre le présent – de
mieux le comprendre, c’est-à-dire de mieux l’aimer,
de l’aimer plus utilement, de l’aimer en dépit de
ses contradictions et de ses bêtises qui, vues à travers
l’Histoire, ont presque toujours une signification
émouvante, qui désarment la colère ou le
mépris, nous animent d’une compassion fraternelle. Bref,
j’aime le passé précisément pour ne pas
être un « passéiste ».
[...]
Ce qui me fait
précisément désespérer de l’avenir,
c’est que l’écartèlement,
l’écorchement, la
dilacération de plusieurs milliers d’innocents soient une
besogne dont un
gentleman peut venir à bout sans salir ses manchettes, ni
même son imagination.
N’eût-il éventré dans sa vie qu’une
seule femme grosse et cette femme fût-elle
une Indienne, le compagnon de Pizarro la voyait sans doute parfois
reparaître désagréablement
dans ses rêves. Le gentleman, lui, n’a rien vu, rien
entendu, il n’a touché à
rien – c’est la Machine qui a tout fait
[...]
Ceux qui m’ont déjà fait l’honneur de me
lire savent que je
n’ai pas l’habitude de désigner sous le nom
d’imbéciles les ignorants ou les
simples. Bien au contraire. L’expérience m’a depuis
longtemps démontré que l’imbécile
n’est jamais simple, et très rarement ignorant.
L’intellectuel devrait donc
nous être, par définition, suspect ? Certainement.
Je dis l’intellectuel, l’homme
qui se donne lui-même ce titre, en raison des connaissances et
des diplômes qu’il
possède. Je ne parle évidemment pas du savant, de
l’artiste ou de l’écrivain
dont la vocation est de créer – pour lesquels
l’intelligence n’est pas une profession,
mais une vocation. Oui, dussé-je, une fois de plus, perdre en
un instant tout
le bénéfice de mon habituelle modération,
j’irai jusqu’au bout de ma pensée.
L’intellectuel
est si souvent un imbécile que nous devrions toujours le tenir
pour tel, jusqu’à
ce qu’il nous ait prouvé le contraire.
[...]
La Civilisation des
Machines est la civilisation de la quantité opposée
à celle de la qualité.
[...]
J’ai déjà dit, je
dirai encore, je le répéterai aussi longtemps que le
bourreau n’aura pas noué
sous mon menton la cravate de chanvre : un monde dominé
par la Force est
un monde abominable, mais le monde dominé par le Nombre est
ignoble. La Force
fait tôt ou tard surgir des révoltés, elle
engendre l’esprit de Révolte, elle
fait des héros et des Martyrs. La tyrannie abjecte du Nombre
est une infection
lente qui n’a jamais provoqué de fièvre. Le Nombre
crée une société à son image,
une société d’êtres non pas égaux,
mais pareils, seulement reconnaissables à
leurs empreintes digitales. Il est fou de confier au Nombre la garde
de la
Liberté. Il est fou d’opposer le Nombre à
l’argent, car l’argent a toujours
raison du Nombre
Et puisque vous avez pris le soin de lire ce texte jusqu'à la
fin, voilà une dépêche AFP qui n'est pas sans
rapport :
Les députés votent l'extension du fichier national des
empreintes génétiques
PARIS, 27 avril 2001 (AFP) - Les députés ont voté
tôt vendredi matin l'extension du fichier national des
empreintes génétiques, dans le cadre du projet de loi
sur la sécurité quotidienne défendu par le
ministre de l'Intérieur Daniel Vaillant.
Le fichier national automatisé des empreintes
génétiques ne concerne actuellement que les crimes et
délits de nature sexuelle, mais les dispositions votées
par les députés, sur proposition du gouvernement,
l'étendent à une série de crimes.
Ainsi pourront être fichées les personnes reconnues
coupables d'atteintes à la vie des personnes, tortures, actes
de barbarie, violences volontaires, crimes de vols, d'extorsion et de
destruction,
dégradation et détérioration dangereuses pour les
personnes, et crimes terroristes. Le député RPR
Christian Estrosi a proposé sans succès l'extension du
fichier à tous les crimes et délits. "La France est en
retard sur ses voisins dans ce domaine", a assuré le
député RPR.
Les députés avaient adopté peu de temps
auparavant un amendement "anti-rave parties" déposé par
le RPR Thierry Mariani, qui permettra aux gendarmes ou aux policiers
de saisir le matériel de sonorisation utilisé pendant
ces fêtes.
La nuit a été marquée par une longue bataille
d'amendements lancée par la droite, à propos des
pouvoirs des maires en matière de sécurité, et de
l'ordonnance de 1945 sur les mineurs délinquants.
Les députés devraient boucler l'examen du texte
tôt vendredi matin.