Paul Lafargue
La journée légale de travail réduite à huit heures, Paru en
feuilleton dans L'Egalité,
26 février, 5 mars et 12 mars 1882. (texte complet ici).
« Les philanthropes, ces jésuites laïques vantent les bienfaits de
l'industrie moderne : "l'atelier mécanique, disent-ils avec
attendrissement, a donné du travail à la femme, aux enfants ; tous ont
pu concourir à augmenter le bien-être de la famille ouvrière." Le
travail de la femme et des enfants n'a concouru qu'à diminuer le
salaire des hommes et à engendrer la misère de la famille ouvrière.
Avant le développement de l'industrie mécanique, la femme demeurait
avec ses filles auprès du foyer familial, les garĉons ne commenĉaient
à travailler qu'à 13 ou 14 ans, quand ils entraient en apprentissage ;
le salaire de l'homme devait à lui seul subvenir aux besoins de la
famille. Mais dès que, grâce aux machines et à la division du travail,
les patrons purent attirer dans l'atelier la femme et les enfants
soustraits jusque-là à l'exploitation capitaliste, ils diminuèrent les
salaires de l'homme de toute la valeur des salaires que reĉoivent la
femme et les enfants. Ce fut là un des premiers bienfaits de la
philanthropie capitaliste. Non seulement le travail social de la femme
et des enfants permit aux patrons de réduire le salaire de l'homme de
toute la part qui correspondait à leur entretien, mais il introduisit
dans la famille ouvrière une coutume barbare qui n'avait existé dans
aucune société précédente : la concurrence entre le père, la mère et
les enfants, à qui s'arracherait le pain de la bouche ; la femme et
les enfants ont été employés par les patrons pour abaisser à son
minimum le salaire des hommes ; parfois même les hommes ont été
chassés de l'atelier, et pour vivre ont dû se reposer sur le salaire
de la femme et des enfants. Voilà un des couronnements de la belle
philanthropie capitaliste.
Mais la machine aux mains des capitalistes a déversé d'autres
bienfaits sur la classe ouvrière. Guesde avait raison quand il disait,
quoi qu'en ait écrit le docteur doctissime, que partout où la machine
apparaît, elle fait loi. Elle vide les campagnes et centralise la
population ouvrière autour d'elle ; elle fait surgir de terre ces
énormes cités industrielles qui ne datent que de ce siècle. La machine
doit avoir sous son commandement immédiat un peuple d'esclaves; elle
l'absorbe dans l'atelier quand le travail est à haute pression, et le
rejette sur le pavé quand le travail se ralentit.
La raréfaction momentanée du travail crée une surabondance
momentanée de la population ouvrière, se traduisant par des chômages
périodiques. Mais les perfectionnements de la machine réduisent
constamment le nombre des ouvriers employés dans l'atelier, les
rejettent dans la rue, et créent une surpopulation ouvrière
artificielle caractérisée par Engels du nom d'armée de réserve du
capital, qui n'est absorbée dans l'atelier que dans des cas extrêmes.
Cette armée de réserve du capital est l'arme terrible du capitaliste
pour abaisser les salaires à leur minimum et prolonger la journée de
travail à son maximum. »
On pourra mettre ce texte en parallèle avec celui d'un autre auteur :
« Il y a donc un avantage extrême à faire opérer
infatigablement les mécanismes en réduisant à la moindre des durées
les intervalles de repos. La perfection lucrative serait de
travailler toujours…On a donc introduit dans le même atelier les
deux sexes et les trois âges exploités en rivalité, de front si nous
pouvons parler en ces termes, entraînés sans distinction par le
moteur mécanique vers le travail prolongé, vers le travail de jour
et de nuit pour approcher de plus en plus le mouvement
perpétuel. »
Charles Dupint, Rapport à la Chambre des Pairs (1847)