Friedrich Engels
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La cohue des rues a déjà, à elle seule, quelque chose de répugnant, qui révolte la nature humaine. Ces centaines de milliers de personnes, de tout état et de toutes classes, qui se pressent et se bousculent, ne sont-elles pas toutes des hommes possédant les mêmes qualités et capacités et le même intérêt dans la quête du bonheur ? Et ne doivent-elles pas finalement quêter ce bonheur par les mêmes moyens et procédés ? Et, pourtant, ces gens se croisent en courant, comme s'ils n'avaient rien de commun, rien à faire ensemble, et pourtant la seule convention entre eux est l'accord tacite selon lequel chacun tient sur le trottoir sa droite, afin que les deux courants de la foule qui se croisent ne se fassent pas mutuellement obstacle; et pourtant, il ne vient à l'esprit de personne d'accorder à autrui ne fût-ce qu'un regard. Cette indifférence brutale, cet isolement insensible de chaque individu au sein de ses intérêts particuliers, sont d'autant plus répugnants et blessants que le nombre de ces individus confinés dans cet espace réduit est plus grand. Et même si nous savons que cet isolement de l'individu, cet égoïsme borné sont partout le principe fondamental de la société actuelle, ils ne se manifestent nulle part avec une impudence, une assurance si totales qu'ici, précisément, dans la cohue de la grande ville. La désagrégation de l'humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière, cette atomisation du monde est poussée ici à l'extrême.
Il en résulte aussi que la guerre sociale, la guerre de tous contre tous, est ici ouvertement déclarée. Comme l'ami Stirner [a], les gens ne se considèrent réciproquement que comme des sujets utilisables; chacun exploite autrui et le résultat c'est que le fort foule aux pieds le faible et que le petit nombre de forts, c'est-à-dire les capitalistes s'approprient tout, alors qu'il ne reste au grand nombre des faibles, aux pauvres, que leur vie et encore tout juste. [...]
[a] STIRNER Max, pseudonyme de Johann Caspar SCHMIDT (1806-1856) : Philosophe et écrivain allemand. Un des idéologues de l'individualisme bourgeois et de l'anarchisme. Son œuvre la plus connue est Der Einzige und sein Eigenthum (I'Unique et sa propriété), Leipzig, 1845.
Friedrich Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), trad. Gilbert Badia et Jean Frédéric, éd. Éditions sociales, 2021