Quelques perspectives pour une critique de la société industrielle

à la date du 15 mars 2003

Avant-propos

Le texte qui suit a été rédigé — et en fait grandement augmenté — à partir des notes prises pour organiser mon intervention orale, qui ne devait pas dépasser une demi-heure. Si j'ai repris, étoffé et que maintenant je publie cette intervention, c'est parce que ce genre de circonstances m'a permis de saisir à quel point il était important d'articuler le débat sur la réappropriation autour d'une perspective politique, à l'opposé des citoyennistes qui voulaient le cantonner au seul terrain scientifique et technique qu'impose la démesure même de la société industrielle.

On aura donc compris que j'ai très largement débordé du sujet initial fixé pour cette conférence…

Table des Matières :

1 - Les Lumières et leur projet politique

2 - Les Luddites, une tentative de réappropriation

3 - La science et le capitalisme

4 - La démesure du système industriel

5 - La réappropriation des arts, des sciences et des métiers


1 - Les Lumières et leur projet politique

Philosophie des Lumières :

« Mouvement philosophique du XVIIIe siècle caractérisé par l'idée de progrès, la défiance de la tradition et de l'autorité, la foi dans la raison et les effets moralisateurs de l'instruction, l'invitation à penser et juger par soi-même.  »

Lalande, Dictionnaire de la philosophie

Je voudrais commencer par revenir sur les Lumières en restituant le contexte historique et social qui leur donne leur sens et qui permet d'apprécier leur valeur encore aujourd'hui. Ce retour historique, bien que succint, permettra aussi de mieux cerner certaines notions.

Une des ambitions des Lumières était la diffusion des connaissances chez tout le monde afin de faire reculer l'ignorance et la superstition. L'entreprise la plus emblématique en ce sens est l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, qui porte le titre de Dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des métiers. Cela montre que la science n'est alors qu'une forme de la connaissance parmi bien d'autres. Les arts et les métiers sont mis sur le même plan, avec les humanités et les lettres dans une vision du monde qui est essentiellement philosophique.

La science attire alors particulièrement l'attention des philosophes par la nouveauté des données qu'elle met au jour et ses méthodes rigoureuses d'observation, d'expérimentation, de vérification et d'analyse critique qui tranchent radicalement avec le dogmatisme religieux, le secret des corporations, les rites et les traditions ou encore l'empirisme des artisans et paysans, qui sont alors — il faut le rappeler — les principales sources du savoir et formes de transmission et de découverte des connaissances. A l'époque, elle vient à la fois remettre en question et renouveller leur vision du monde.

La science et la philosophie ne sont alors pas séparées ; il n'existe pas vraiment de “scientifique” au sens moderne de l'individu spécialisé dans la production de connaissances scientifiques. Il y a plutôt des savants qui cherchent à comprendre le monde avec leur intelligence, en usant de la science comme méthode d'analyse et de la philosophie comme moyen pour effectuer la synthèse de leurs connaissances et expériences. Nombreux sont les philosophes des Lumières qui se consacrent à des travaux scientifiques et mathématiques parfois très “pointus” (D'Alembert, par exemple), mais ils ne font pas que cela : ils ont toujours comme perspective une compréhension globale du monde. C'est cette recherche d'une compréhension synthétique qui oriente les recherches scientifiques :

« On sait que toute science doit avoir sa philosophie et que ce n'est que par cette voie qu'elle fait des progrès réels. En vain les naturalistes consummeront-ils leur temps à décrire de nouvelles espèces, à saisir toutes les nuances et les petites particularités de leurs variations pour agrandir la liste immense des espèces inscrites, en un mot, à instituer diversement des genres, en changeant sans cesse l'emploi des considérations pour les caractériser ; si la philosophie de la science est négligée, ses progrès seront sans réalité, et l'ouvrage entier restera imparfait. »

Lamarck, Philosophie zoologique, 1809.

L'Encyclopédie est un dictionnaire raisonné des différentes formes de connaissances humaines. Pour les philosophes des Lumières, c'est la raison qui doit donner une cohérence à ces différentes formes de connaissance.

La raison n'est pas encore le rationalisme que l'on connaît aujourd'hui, c'est-à-dire une idéologie de la raison, son appauvrissement par sa réduction au seul calcul scientifique, technique et économique en même temps que l'application de ce calcul à tous les aspects de la vie naturelle, humaine et sociale.

La raison avait alors beaucoup plus à voir avec l'intelligence en général qu'avec le seul calcul en particulier. Elle est la faculté d'articuler les concepts, les propositions et les données de l'expérience. L'exercice de la raison met en œuvre et tente de coordonner les diverses facultés humaines telles que l'imagination, la mémoire, et l'expérience sensible. « En outre, elle ne suppose pas un individu pensant isolé, mais une société humaine » ( [2] ) où les débats et discussions contribuent au développement de l'esprit critique chez tout le monde et amènent par là la constitution d'un sens commun.

« Le “sens commun” […] n'est pas sans évoquer ce que Georges Orwell appelait “décence commune” (common decency), « c'est-à-dire ce sens commun qui nous avertit qu'il y a des choses qui ne se font pas » : « ce sens des limites, garde-fou du penseur », est pour Orwell la seule chose qui puisse « garantir que le détour nécessaire vers l'abstraction ne fonde pas un envol définitif hors de la réalité matérielle ». Tout le problème est que le “sens commun” ou la “décence commune” supposent, pour s'exercer, l'existence d'une représentation relativement stable du monde, un cadre minimal commun à tous les individus, au sein duquel il soit possible de constater une évidence et de partager ce constat. […] Or il est fort à craindre que, de nos jours, les conditions de possibilité du “sens commun” ne soient elles-mêmes en voie de disparition. La perte progressive de la conscience du temps et de la durée au profit d'un présent perpétuel (l'immédiateté tant vantée par les idéologues de la néotechnologie), entraînant un affaiblissement des capacités de concentration et d'attention ; l'effacement de la perception de l'espace au profit d'une illusion d'ubiquité (l'accélération constante des moyens de communication et de déplacement ayant pour effet de déstructurer la représentation spatiale du monde) : tout cela engendre une désorientation dont les effets, cumulés avec ceux de l'intoxication idéologique, publicitaire et médiatique, ne favorisent pas l'éclosion d'un “sens commun” qui devrait être d'autant plus solide qu'il lui faut lutter contre des forces disproportionnées, puisqu'il a affaire à un “monde” qui n'est plus à l'échelle humaine. »

Jean-Marc Mandosio, Nouvelles de Nulle Part n°1, mars 2002 ([3]).

La science apporte surtout une méthode nouvelle pour appréhender une partie de la réalité, quelques aspects bien déterminés du monde, notamment les qualités premières et élémentaires de la matière, celles que l'on peut le plus ais{é}[e]ment observer, appréhender et éventuellement mesurer. Bien sûr, les sens de chacun permettaient déjà d'appréhender ces réalités élémentaires, mais de manière dispersée, informelle et empirique. La méthode scientifique permet alors de formaliser cette expérience subjective ; ceux qui la mettent en œuvre ne se drapent pas encore dans une prétendue “objectivité désincarnée” pour rejeter tout ce qui vient des sens comme quelque chose “d'irrationel et gênant”. A travers la mise en forme de l'expérience subjective, d'un seul coup, c'est aussi le monde de la subjectivité individuelle qui devient communicable et qui par là peut être mis en commun ; l'expérience subjective de l'individu prend ainsi une dimension sociale. Jean-Jacques Rousseau est particulièrement représentatif de ce renouveau de la subjectivité, qui contribuera à la naissance du roman au XIXe siècle.

Ce qui est mis en avant, c'est donc essentiellement une démarche qui fait appel à la raison et à l'esprit critique dans le but de rendre le monde intelligible à tous. À cette époque — il faut le rappeler —, cela a une portée politique énorme et un impact subversif certain dans une société fondée essentiellement sur des institutions autoritaires et dogmatiques (royauté, Église), sur des traditions visant au maintien du statu quo (noblesse, corporations, etc.). Derrière une démarche en apparence essentiellement philosophique se dessine donc avant tout un projet politique que l'on pourrait résumer brièvement comme il suit : la raison et l'esprit critique comme fondement de l'individu et les individus librement associés comme base de la société. Ces aspects révolutionnaires du projet politique des Lumières me paraissent encore aujourd'hui avoir toute leur portée subversive.

Dans les conditions politiques et sociales du siècle des Lumières, la science avait un rôle émancipateur, d'abord en remettant en question les autorités établies et leur dogmes, mais aussi et surtout en permettant à tout le monde de s'approprier mieux encore les forces de la nature, et par là en permettant aux individus, aux communautés et à la société tout entière de mieux maîtriser les conditions de leur existence. La méthode et les connaissances scientifiques, mise en œuvre et diffusées chez les paysans et les artisans qui constituaient à l'époque l'essentiel de la population, leur aurait permis de passer d'une maîtrise essentiellement empirique des forces de la nature et des propriétés de la matière à une maîtrise plus syst{é}[è]matique. Par là, elle aurait contribué à renforcer leur indépendance à l'égard des pouvoirs religieux, politiques et économiques (bourgeoisie). Cela aurait encouragé la démocratie en permettant à chacun de prendre conscience des ressorts de sa propre activité, des rapports qu'elle entretient avec les autres activités et de l'activité sociale en général. Même si les fort volumes de l'Encyclopédie n'étaient alors accessibles qu'à une riche élite, c'était bien là le projet politique que cette démarche d'inventaire raisonné des arts, des sciences et des métiers se proposait en filigran[n]e.

Mais à partir du XIXe siècle, la science au lieu de se mettre au service de tout les hommes, s'est plus particulièrement mise au service de certains hommes, à savoir les classes dominantes, la bourgeoisie et l'Etat, pour renforcer leur pouvoir de domination sur la nature et les populations. Rien n'illustre mieux ce changement que l'insurrection Luddite en Angleterre qui commence à la fin du XVIIIe siècle, peu après la Révolution Franĉaise, et se poursuit jusqu'au début du XIXe siècle.


2 - Les Luddites, une tentative de réappropriation

« Jusqu'à la période récente, le Système consistait à faire fabriquer le drap par des Personnes qui habitaient dans les différents villages du Comté, et à le vendre dans les Halles publiques de Leeds aux marchands qui ne s'occupaient pas de la fabrication. Récemment, plusieurs marchands sont devenus des manufacturiers de Drap et, pour mieux effectuer cette fabrication, ils ont construit de très grands Bâtiments appelés Fabriques, dans lesquels ils ont l'intention d'employer des Drapiers comme s'ils étaient leurs Serviteurs, de sorte que les personnes, qui, avec leurs Familles, avaient été dispersées comme nous l'avons mentionné, soient rassemblées à l'intérieur ou à proximité de ces Bâtiments dans un état de Dépendance. »

Déclaration des petits maîtres drapiers du West Riding, 1795.

E.P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, 1969.

Le mouvement insurrectionnel des Luddites s'attaque aux machines et aux usines nouvellement introduites par des entrepreneurs capitalistes. Mais les tisserands, les fileurs et tondeurs de draps et leurs ouvriers qui composent l'essentiel de ce mouvement ne sont pas pour autant technophobes. Par ces actions, ils cherchent à protéger leurs communautés et leur liberté et leur autonomie contre les capitalistes.

À cette époque il n'existe pas de “protection sociale” au sens moderne qui désigne en fait une assistance par l'Etat. La seule protection sociale qui existe est celle que ces ouvriers et artisans se sont donnés eux-mêmes à travers leur organisation sociale communautaire, centrée autour d'une économie domestique, la culture familliale d'un lopin de terre et la production de drap à l'aide de machines à tisser ou à carder. Il y a là un ensemble de relations sociales fondées sur le droit coutumier, la réciprocité et l'entraide à l'intérieur du village et dans la corporation. Cet ensemble de conditions économiques et surtout d'institutions et de coutumes sociales leur assurait une certaine indépendance par rapport aux marchands à qui ils vendaient leur production.

On peut donc dire que la révolte des Luddites contre les machines et l'usine était conservatrice, mais elle n'était pas pour autant réactionnaire, car ils s'opposaient en connaissance de cause à ce qui était en réalité une régression humaine et sociale.

Car ce que les entrepreneurs capitalistes voulaient imposer, ce n'est rien d'autre que le salariat, c'est-à-dire des rapports sociaux fondés uniquement sur l'argent et l'échange marchand. Être salarié, cela signifiait pour ces artisans non seulement être aux ordres d'un patron, être serviteur d'une machine et être à la merci des caprices du marché — qui peuvent, d'un jour à l'autre, vous priver de travail et de revenu et vous jeter à la rue — mais c'est entrer aussi dans un état de dénuement, de dépendance et de dépossession général tel que l'on se voit obligé de se vendre pour devoir tout acheter ([4]). Les entrepreneurs capitalistes qui introduisaient les machines et l'usine n'avaient donc rien d'autre à proposer que l'esclavage, la “guerre de tous contre tous” et la misère.

« Le fossé qui séparait un “serviteur”, un ouvrier salarié soumis aux ordres et à la discipline du maître, d'un artisan, qui avait le loisir d'”aller et venir” comme bon lui semblait, était assez profond pour que les gens soient prêts à verser le sang plutôt que d'être contraints à passer d'un bord à l'autre. Et, dans le système de valeurs de la communauté, ceux qui résistaient à la dégradation étaient dans leur droit. […] Ce qui était en jeu, c'était tout un mode de vie pour la communauté, et nous devons donc comprendre que l'opposition des tondeurs à certaines machines allait bien au-delà de la défense de son niveau de vie par un groupe particulier de travailleurs qualifiés. Ces machines étaient le symbole vivant de l'empiétement progressif du système industriel. »

Thompson, op.cit.

Les machines, c'est-à-dire les applications des progrès scientifique et techniques de cette époque, ont été utilisées comme une arme de guerre contre les populations, leurs communautés et leurs moyens de subsistance autonome. Et cela conjointement avec l'appui du pouvoir politique, de l'État, qui priva ces travailleurs de tous leurs droits constitutionnels : non seulement les droits coutumiers et la législation du travail (pourtant très parternalistes) furent abolis, mais {aussi} des lois contre les associations (c'est-à-dire contre toute forme d'activité syndicale) fûrent également votées par le Parlement. Par ces différentes dispositions autant techniques que juridiques, les classes dominantes visaient à réduire les artisans et les travailleurs indépendants à l'état de simples instruments, de main d'œuvre exploitable à volonté, de rouages dociles pour leurs machines. Les machines ne rapportent des profits qu'à un seul au lieu de faire vivre dignement une communauté et leur production est généralement de bien moindre qualité, mais elles produisent plus, plus rapidement et à moindre coût. À côté des dispositions légales, c'est également grâce à ce dumping que les capitalistes réussirent à imposer le mode de production industriel, le salariat et l'usine.

Il est à noter que ce dumping alors dirigé contre les structures sociales des peuples occidentaux, est toujours employé aujourd'hui pour détruire les économies locales des pays dit “en voie de développement”, moins sur les produits manufacturés que sur les denrées alimentaires. Les agricultures des pays industriels, hyper-productives autant qu'ultra-subventionnées, déversent leurs excèdents dans les pays du tiers-monde à des prix défiant toute concurrence, et particulièrement celle de la production locale. Ainsi, c'est non seulement la petite paysannerie qui ne peut plus vivre de ses productions (avec pour conséquence des disettes et des famines qui viennent justifier de nouvelles importations à bas prix), mais c'est aussi l'ensemble de la vie sociale, l'indépendance des communautés et par là leurs rapports entre elles qui sont bouleversés (d'où exode rural, misère urbaine, conflits ethniques, etc. qui viennent tous justifier le “développement”, c'est-à-dire le pillage des ressources de ces pays).

Je ne veu{x}[t] pas pour autant présenter les communautés traditionnelles, dont étaient issus également les Luddites, comme une forme sociale idyllique et parfaite. Mais face au projet politique et social du capitalisme, elles ont au moins le mérite d'être réellement des organisations sociales à l'échelle humaine, où chacun pouvait trouver ou créer un équilibre dans ses rapports avec les autres. L'économie et la technique y étaient mises au service des hommes, et non le contraire. Le prix des denrées et la rémunération du travail, par exemple, y étaient régis par un ensemble de coutumes et parfois de lois qui effectuaient une redistribution de la richesse produite collectivement, assurant à chaque membre de la communauté de quoi vivre. Les améliorations techniques étaient étroitement contenues dans certaines limites qui permettaient leur intégration progressive dans les métiers sans bouleverser brutalement les rapports sociaux : il était inacceptable pour les Luddites qu'une machine jette brutalement sur le pavé des travailleurs qualifiés, car le but du travail et de la production n'était pas le salaire ou le profit (au sens où l'entendent les capitalistes) mais bien d'assurer aux personnes les moyens d'une existence digne et indépendante.

On le voit, deux conceptions de la vie humaine et sociale, deux projets politiques se sont affrontés autour de ces machines. Dans l'optique qui est celle des Luddites, l'emploi d'un progrès technique est subordonné à la maîtrise individuelle et collective de l'ensemble du processus ayant trait à sa mise en œuvre à l'intérieur de l'organisation sociale. Ce n'est pas la communauté et les individus qui doivent s'adapter à la machine, mais bien la machine qui doit s'intégrer à l'organisation sociale… Car les machines étaient alors suffisament simples pour que les Luddites aient également imaginé se les approprier, en acquérir la maîtrise technique, et à partir de là réformer leurs communautés dans le sens d'un plus grand progrès social et humain, d'une plus grande liberté et autonomie pour les personnes. C'est pourquoi il ne détruisirent pas aveuglément toutes les machines, mais seulement celles où les employeurs b{â}[a]claient le travail et payaient trop peu leurs ouvriers.

Les Luddites n'attendaient donc pas le progrès le l'Histoire, de l'accroissement des forces productives, des mécanismes du Marché ou de l'État, mais bien de leur capacité à maîtriser les conditions de leur existence à travers leurs métiers et leurs communautés et surtout de leur propre activité politique, de leur lutte contre le système capitaliste et industriel qui cherchait au contraire à les déposséder de tout pouvoir sur leur existence.

L'insurrection Luddite fût finalement réprimée férocement par la bourgeoisie et la noblesse anglaises toutes deux alliées par une sainte trouille de voir l'exemple de la Révolution Franĉaise franchir la Manche. Elles allèrent jusqu'à instaurer la peine de mort pour “bris de machine”, ce qui signifie que le fonctionnement des machines avait bien plus d'importance à leurs yeux que la vie humaine. L'économie politique capitaliste, dès ses débuts est donc bien « le reniement achevé de l'homme » (Marx) et tout le processus d'industrialisation au XIXe siècle ne l'illustrera que trop clairement ([5]).

On voit au passage que ce fameux “marché libre et autorégulateur” — inventé et théorisé par Adam Smith dans son ouvrage La richesse des nations, paru en 1776 — que les libéraux prétendent si “naturel” a été en réalité imposé par l'État, baillonnette au canon, à des populations qui dans l'ensemble n'en voulaient pas.

L'industrialisation prendra son essort au cours du XIXe siècle en engendrant une désorganisation sociale et un désastre humain sans précédent dans l'histoire, particulièrement en Angleterre : liquidation de l'agriculture, destruction des communautés paysannes et artisanales, paupérisme, exploitation des femmes et des enfants dans les mines et les filatures, colonialisme, etc. Le progrès technique, qui a alors entrainé une indéniable augmentation des rendements et de la production, a été payé par une non moins indéniable régression de la condition des classes populaires.


3 - La science et le capitalisme

« La science ne garde aucune trace de son origine humaine ; et elle a, par suite, quoi qu'en pensent la plupart de nos contemporains, une valeur absolue. Il n'y a même que la science qui ait cette valeur, et c'est pourquoi je me proclame scientiste. »

Le Dantec, Contre la métaphysique, 1922.

in Lalande, Vocabulaire de la philosophie, art. Scientisme.

On le voit, dès les débuts du XIXe siècle, les connaissances scientifiques ont été mises au service d'un système économique et technique très particulier. Celui-ci s'est emparé de la méthode et des connaissances scientifiques pour les mettre au service de ses ambitions.

Il est souvent reproché à “la Science” de dissimuler derrière son objectivité, son réductionnisme et la prétention à l'universalité de ses résultats, un mépris pour la sensibilité, des ambitions dominatrices et impérialistes, etc. ([6]). C'est oublier qu'à l'origine la méthode scientifique n'a qu'un domaine de validité très réduit et très étroit, qui ne constitue qu'une partie de la réalité, à savoir qu'elle s'occupe de l'étude des choses, des objets “inanimés”. Elle permet d'appréhender les qualités primaires et élémentaires de la matière, les différentes formes de la force et du mouvement des corps, essentiellement à l'aide de la mesure et du calcul. Elle est donc objective et universelle uniquement du fait que, en faisant abstraction des différentes manières qu'ont les hommes de percevoir le monde, la matière dont est fait le monde est partout et en tous temps la même. Ainsi, les sciences exactes (mathématiques, mécanique, physique, chimie) étudient les objets “inanimés” et des sciences naturelles étudient les êtres vivants en tant que choses, faisant l'inventaire et la classification de leurs différentes formes et composants (botanique, zoologie, anatomie, biologie, biochimie, etc.).

Sous la formule générique de “la Science” on a tendance à confondre les méthodes et connaissances scientifiques — effectivement utiles pour connaître certains aspects de la réalité — avec l'institution sociale de la science, c'est-à-dire la “communauté scientifique” elle-même et son cortège de laboratoires, d'écoles, d'instituts, d'universités, etc. Les scientifiques entretiennent cette confusion de manière intéressée depuis le XIXe siècle, afin de se dédouaner de toute responsabilité dans l'usage social qui est fait de leurs découvertes, des connaissances scientifiques et de leurs applications.

Selon eux, “la Science” est la connaissance neutre et objective, donc indépendante des intérêts et des passions humaines. Par conséquent il est évident que “la Science” n'est aucunement responsable de ce que “les hommes” en font. C'est pourtant une singulière hypocrisie qui, d'un côté, attribue à “la Science” tout le bien que peuvent apporter les connaissances scientifiques et qui, de l'autre côté, rejette indistinctement sur “les hommes” tout le mal qui peut résulter de leur usage néfaste. Mais on voit par là que “les scientifiques” non seulement ne se considèrent pas comme des hommes faisant partie de la société au même titre que n'importe qui, mais en plus n'admettent même pas que la “communauté scientifique” soit un corps social reconnu et parmi[s] les plus prestigieux à l'intérieur de la société capitaliste et industrielle ! Ces messieurs vivent sur une autre planète, et peut-être cela explique-t-il l'état dans lequel ils ont grandement contribué à mettre la nôtre… ([7])

Il est évident que nul ne songerait à incriminer les équations de la physique nucléaire dans le bombardement d'Hiroshima et de Nagasaki ; les connaissances scientifiques ne sont pas des personnes agissantes ou des puissances indépendantes à qui l'on pourrait attribuer une quelconque responsabilité. Malgré cela, il me semble tout aussi évident que “la Science”, en tant qu'institution, est bel et bien responsable de ce que les hommes en font. Car ce sont bien des hommes de science, des scientifiques qui ont construit les bombes atomiques et qui les ont remis dans les mains des politiques et des militaires. [Et d]{D}e même, derrière chaque application des connaissances scientifiques, ont trouvera des chercheurs, des techniciens, des ingénieurs, des experts, etc. qui tous ont été formés dans les institutions de “la Science”, qui tirent leurs compétences et leur autorité de la reconnaissance par cette fameuse “communauté scientifique” à travers les différents brevets, diplômes et prix qu'elle délivre à ses membres.

{Ce qui suit n'est même pas une phrase !}Compétence, autorité et droit au chapitre sur les problèmes scientifiques et techniques que par là elle refuse aux autres membres de la société. Or, dans une société qui repose sur la croissance de la production industrielle, de plus en plus de domaines en viennent à relever de ces compétences, au détriment du pouvoir politique et du jugement de l'opinion publique.

En fait, le système économique et industriel du capitalisme a mis en œuvre “la Science” pour partir à la conquête du monde parce que cette méthode particulière correspond à sa vision générale du monde, et par là lui permet de réaliser son projet politique ([8]). En effet, le capitalisme conĉoit le monde comme une immense accumulation de choses, de ressources naturelles et humaines à exploiter pour les transformer en marchandises. La méthode scientifique permet d'appréhender les conditions de la vie, les êtres vivants et les hommes en tant que choses, et par-là de les manipuler, de les transformer et de les instrumentaliser de manière technique et économique pour en faire de la matière à marchandise dans son gigantesque processus de production et de circulation.

La méthode scientifique a donc été mise en œuvre hors du domaine restreint où elle était valable ; son champ d'application a été abusivement étendu à l'ensemble des aspects de la vie par le capitalisme (avec la complicité active des scientifiques, rappelons-le) à mesure que la puissance économique et technique de ce système s'accroissait. L'erreur fondamentale de “la Science moderne” — celle qui a engendré tous les désastres que nous subissons aujourd'hui — est de prétendre qu'elle peut étudier et manipuler les êtres vivants, les hommes et leur monde tout comme elle étudie et manipule les choses dans ses laboratoires. Or les êtres vivants et les hommes ne peuvent être réduit à l'état de choses sans être très gravement mutilés ; sans leur [o]{ô}ter justement les capacités qui fondent leur spécificité d'êtres vivants, sensibles et pensant. Ce qui distingue les êtres des choses, c'est cette capacité d'avoir une grande diversité de rapports entre-eux et avec le monde qui les entoure, et par là pas seulement subir et s'adapter aux circonstances, mais aussi d'utiliser et de transformer ces circonstances pour vivre à leur manière. En les traitant comme des choses, non seulement on nie l'existence {de} leur liberté et de leur autonomie, mais surtout on en vient naturellement à vouloir la supprimer, puisqu'elle devient un obstacle à leur manipulation en tant que choses.

La méthode scientifique est ainsi employée d'une manière idéologique depuis le XIXe siècle, en participant au processus d'industrialisation dans la société occidentale d'abord, et dans le reste du monde, encore aujourd'hui. En devenant une institution à part entière dans la société bourgeoise et capitaliste, “la Science”, a ainsi donné naissance à une nouvelle idéologie, le scientisme. Cette idéologie n'a pas vocation à exercer directement un pouvoir ou une influence d'ordre politique, mais au contraire tend à réduire tout ce qui est d'ordre politique à des problèmes uniquement scientifiques et techniques. Le scientisme repose sur la croyance que “la Science” fait connaître les choses comme elles sont, peut résoudre tous les problèmes et que ses méthodes doivent être étendues à tous les domaines de la vie. En fait, toutes les idéologies politiques ont prétendu avoir un fondement “scientifique”, et aujourd'hui où l'on parle de la « mort des idéologies », il faut bien constater que la seule idéologie qui reste, c'est la foi en la capacité de “la Science” à résoudre les problèmes… qu'elle a elle-même puissamment contribué à engendrer.

On pourrait citer comme exemples d'emploi idéologique de la méthode scientifique les “sciences humaines” (la sociologie, etc.) ou encore la fameuse “science économique”. La plupart du temps ces “sciences” cherchent à comprendre les affaires humaines en termes statistiques, à l'aide de calculs et en cherchant à dégager des “lois générales” ou au contraire à réduire les comportements à quelques “principes universels”. En fait, elles reconduisent très souvent les présupposés — c'est-à-dire souvent les préjugés, car les chiffres sont des signes qui ne permettent pas de comprendre le sens d'une situation historique et sociale tel que la res{s}ent et la vit une population — de l'époque et du milieu dont sont issus les chercheurs. Pour illustrer cela, je prendrais plutôt comme exemple l'histoire de certaines “sciences de la vie”, comme on dit aujourd'hui, afin de montrer la continuité entre le XIXe siècle et notre temps où les “biotechnologies” vont, paraît-il, révolutionner notre existence. 

La « théorie de l'évolution des espèces » de Darwin fût à l'origine d'une des plus grande imposture scientiste. Le darwinisme est en fait, pour une part, une pure projection idéologique sur le règne végétal et animal de la structure de la société anglaise du XIXe siècle où, sous l'effet de l'industrialisation galopante et du libéralisme triomphant, la “lutte pour la vie” et la “guerre de tous contre tous” devenaient les rapports dominants entre les hommes et la “sélection des plus aptes” le seul critère de la réussite sociale. De nombreux scientifiques s'en sont ensuite emparé{s} pour élaborer des justifications “scientifiques” et trouver une origine “naturelle” au libéralisme économique. À partir de là sont apparues les spéculations sur l'eugénisme ayant pour but “d'améliorer” l'espèce humaine par la suj[e]{é}tion des “races inférieures” (justification du colonialisme et du racisme) et l'élimination des plus “faibles”, tout cela selon des “critères scientifiques” qui, par un heureux hasard, plaĉaient la “race blanche” et particulièrement les Européens des pays industrialisés au sommet de l'évolution biologique. Les doctrines eugénistes et racistes étaient alors reconnues comme tout-à-fait “scientifiques”, bénéficiant de crédits de recherche publics autant que privés, étudiées et enseignées dans diverses institutions, donnant lieu à des lois et réglementations (aux USA, dès 1907), etc. Toutes les tendances politiques ont soutenu cette imposture scientiste, qui à l'intérieur des pays industrialisés eux-mêmes, servait en fait à dissimuler les problèmes sociaux et politiques (la condition misérable faite à la classe ouvrière, notamment) derrière des problèmes biologiques. Des mesures eugénistes (notamment des stérilisations) furent mises en œuvre dans différents pays industrialisés durant les années 1920 et 1930 (jusqu'en 1970 en Suède) avec la caution de nombreux scientifiques et médecins. La politique d'extermination nazie dans les années 1930 et 1940 n'a été que l'aboutissement logique de doctrines et d'idées “scientifiquement reconnues”.

Après la seconde Guerre Mondiale, il n'y eu strictement aucune espèce d'auto-critique de la part de la “communauté scientifique” sur cette complicité, parfois seulement idéologique (cf. Alexis Carrel), mais qui fût souvent aussi très pratique, dans de tels crimes contre l'humanité. Les doctrines eugénistes et racistes et ceux qui les avaient soutenues ne furent pas dénoncés et le scientisme ne fût pas remis en question. Au contraire, l'optimisme progressiste triompha de tous les doutes, puisque c'était “la Science” qui, par différents perfectionnement{s} techniques (bombe atomique, radars, etc.) avait contribué à mettre fin rapidement à la guerre. On étouffa donc rapidement toute l'affaire et ces messieurs passèrent à autre chose, c'est-à-dire à la génétique sur les bases nouvellement [découvertes] {mises au point}de la biologie moléculaire ([9]).

[Et c]{C}'est ainsi qu'il y a quelques années des scientifiques nous affirmaient que le décryptage du génome humain allait leur permettre de résoudre “l'énigme de la vie”, d'acquérir enfin la “maîtrise du vivant” et par-là guérir tout un tas de maladies, etc. Aujourd'hui, alors qu'aucune de ces mirobolantes promesses n'a le moindre début de réalité, ils réclament de nouveaux crédits et nous promettent des réalisations toujours plus extraordinaires. Lorsque l'on voit seulement ce qui se passe autour des OGM végétaux, il y aurait déjà de quoi s'inquièter sur la “maîtrise du vivant” que comptent acquérir ainsi nos brillants chercheurs. Car derrière ces prétentions démesurées, on retrouve une constante de l'idéologie scientiste que l'on a déjà vu à l'œuvre depuis le XIXe siècle, à savoir le modèle mécanique de la vie ([10]). Dans de nombreux domaines, cette idéologie qui considère tout ce qui est vivant comme une chose ou une machine est devenue particulièrement stérilisante : “la Science” ne cherche plus à édifier de théorie unificatrice, elle se contente de bricoler des explications au coup par coup. De même, dans les laboratoires on bricole beaucoup, sans savoir vraiment pourquoi les “manips” fonctionnent ou pas. Le résultat, ce sont des nécrotechnologie ( [11]) : des plantes qui ne se reproduisent pas, qui produisent et disséminent des biocides les plus divers. A défaut de vraiment mieux comprendre et maîtriser la vie, “la Science” développe des moyens toujours plus perfectionnés de la détruire…


4 - La démesure du système industriel

« Les nouvelles normes du département de l'agriculture américain précisent le diamètre des trous dans le gruyère : 13/16e d'un pouce au maximum. »

Le Monde, 31 janvier 2001.

En deux siècles, le système économique et technique du capitalisme n'a cessé de se développer sur les mêmes bases, selon la même logique que celle que nous avons vu à l'œuvre à ses origines. Il s'est étendu à la planète entière et a colonisé tous les aspects de la vie.

Il est difficile d'imaginer que, derrière l'écran de l'ordinateur ou du téléphone portable, il y a un processus prodigieusement complexe, dont les ramifications s'étendent à une multitude de secteurs d'activité, non seulement pour permettre la production de ces machines de haute technologie, mais aussi pour assurer leur fonctionnement. C'est un gigantesque ensemble d'unités de production qui partent des différentes matières premières pour aboutir aux produits finis, réaliser leur distribution et assurer leur articulation, coordination et fonctionnement en réseaux. C'est une organisation économique, technique et industrielle prodigieusement complexe et à l'échelle planétaire qui non seulement fonctionne en continu, mais est également capable de se réorganiser en partie pour répondre à la nécessité de l'innovation permanente qui est la garantie de sa survie et de sa croissance dans l'environnement hautement concurrentiel du marché mondial ( [12]).

La complexité de cette machinerie est telle qu'il devient maintenant assez difficile de savoir comment sont produites les choses autrefois les plus élémentaires et naturelles nécessaires à la vie de tous les jours. On l'a vu récemment avec les diverses “crises alimentaires”, par exemple.

Les produits et les objets technologiques n'ont donc aucune existence indépendante : étant reliés à un ensemble de réseaux de plus en plus vastes et complexes (par exemple : l'automobile est relié au réseau de distribution de l'essence et au réseau routier ; le paquet de surgelé à la “chaîne du froid” et à la grande distribution, etc.), ils constituent une partie indissociable de ce système. Il en a toujours été ainsi, nous dira-t-on : après tout, le métier à tisser à main des ouvriers Luddites était le produit de leur organisation sociale, tout comme les métiers actionnés à la vapeur et les usines des capitalistes étaient le produit d'une organisation économique, et comme maintenant l'informatique et internet sont le produit d'une organisation technologique. En effet, mais on voit bien que dans cette évolution, l'organisation devient toujours plus puissante et étendue et les hommes sont de plus en plus relégués à des rôles subalternes, ayant de moins en moins voix au chapitre sur son orientation et ses buts. La dimension gigantesque de l'organisation fait d'eux des rouages à la merci d'autres rouages, des nécessités économiques et techniques qui décident de leur sort sans même, bien souvent, savoir qu'ils existent. Ainsi, il n'y a pas de “dysfonctionnement” du système, les désastres et les catastrophes résultent de son fonctionnement normal et contribuent a étendre son emprise à travers le besoin de contrôle, de normalisation, de régulation et de sécurité des procédures qu'elles suscitent.

Pour caractériser cette machinerie, je voudrais introduire deux notions qui me semblent étroitement complémentaires.

L'organisation de la société industrielle, à force de s'accroître et de s'étendre à tous les aspects de la vie, devient d'une complication telle qu'elle dépasse les capacités de maîtrise humaine ; elle est démesurée, elle n'est pas à l'échelle humaine. L'individu ne peut la comprendre dans son ensemble, et la collectivité s'en remet donc aux “spécialistes” et aux “experts”. Mais ces derniers, formés et employés par ce système lui-même (et par qui d'autre pourraient-ils l'être ?), s'ils veulent bien lui reconnaître quelques “dysfonctionnements”, sont tous prêts à collaborer à son perfectionnement, c'est-à-dire qu'ils défendent a priori l'ensemble de l'organisation dont ils font partie alors même qu'en tant que spécialistes ils n'en ont qu'une vue partielle. D'une manière générale, la démesure de l'organisation implique une division du travail telle que, si chacun sait bien ce qu'il se passe dans son service ou dans son domaine de compétence limité, personne ne peut prévoir ou comprendre quel est précis[e]{é}ment et réellement le produit de l'ensemble de ces activités isolées mises en relations à l'intérieur de l'organisation gigantesque de la société industrielle en son ensemble. On ne s'en préocuppe d'ailleurs souvent qu'après coup, lorsqu'il est trop tard, après une catastrophe ou un désastre extra-ordinaire, c'est-à-dire qui accumule trop de cadavres ou de destructions en une seule fois. Car le fonctionnement normal du système produit chaque jour des désastres et des catastrophes tout-à-fait-ordinaires, qui passent inaperĉues parce qu'elle sont bien moins spectaculaires. Ce sont les nouveaux procédés et produits de l'industrie dont on découvrira la nocivité dans plusieurs décennies, ce sont des choix et des décisions faits ici qui engendrent, par les mécanismes du marché, des répercutions sur des populations à l'autre bout de la planète, etc.

On peut donc qualifier ce système d'Automate au sens premier donné par le dictionnaire : « une machine qui se meut d'elle-même, qui porte en elle le principe ou le moteur à l'origine de son propre mouvement ». Je ne veux pas dire par là que la machinerie économique et technique du capitalisme fonctionne toute seule. Il y a bien sûr des hommes derrière chaque machine. Mais quels hommes ? La démesure et la spécialisation qu'elle engendre nécessairement font qu'il est impossible à une personne de connaître les tenants et aboutissants de l'activité à laquelle il participe. Et quand bien même les connaîtrait-ils, comment pourrait-il agir sur le système autrement que pour le perfectionner et donc étendre encore son emprise et sa puissance avec à la clef des “problèmes”, des “dysfonctionnements” et des désastres toujours plus monstrueux ? L'homme, dans un tel système, en est réduit à se comporter comme un automate, selon le deuxième sens de ce mot : « personne qui agit comme une machine, sans liberté ». L'Automate que constitue la société industrielle en son ensemble est donc le produit de toutes les actions des automates (machines et hommes) qui le composent. L'autonomie du développement technologique, son caractère en apparence automatique et inéluctable, n'a d'autre ressorts que cette réduction et soumission de toute la vie sociale au rythme des machines.

Pour illustrer mon propos, je vais prendre un exemple simple, une situation tout-à-fait banale de la vie moderne.

Le code de la route stipule qu'un automobiliste doit en toutes circonstance être maître de son véhicule, ce qui est le plus souvent le cas. Pourtant, lorsque cet automobiliste est pris dans un bouchon sur l'autoroute, il a beau être “maître de son véhicule”, il fait[-]{ }là une expérience qui lui montre à quel point il est asservi à son usage social qui a été déterminé par tout un ensemble de circonstances, d'aménagements du territoire et de changements dans la vie sociale et dans son mode de vie, changements qui s'étalent sur des décennies et sur lesquel il n'a eu en fait que très peu, sinon aucune, maîtrise.

Ce bouchon sur l'autoroute, aucun automobiliste ne l'a voulu, c'est pourtant le produit de tous ces automobilistes qui ont emprunté cette autoroute à ce moment-là. Et s'ils se retrouvent tous en même temps et en ce (non-)lieu, ce n'est pas par hasard, mais bien parce que l'ensemble du territoire et de la vie sociale ont été réorganisés autour de la circulation automobile. Les distances qu'elle permettait de parcour[r]ir, maintenant on doit [les] parcourir {celles que d'autres ont choisi}. À la campagne, plus encore peut-être que dans les villes, l'automobile est devenue obligatoire à cause de la désertification et de la spécialisation de l'espace produite (entre autres) par la généralisation de l'automobile elle-même. Il n'est pas rare aujourd'hui que des personnes qui vivent à la campagne, ou même des agriculteurs, aillent s'approvisionner en produits alimentaires en voiture au supermarché de la ville voisine, parce que l'espace qui les entoure et leur temps ont été tellement spécialisés, rationnalisés, mis en coupe réglée par les nécessités économiques et techniques qu'ils n'ont plus les moyens de produire quoi{ }que ce soit pour eux-mêmes et moins encore pour les autres, comme par exemple cultiver des légumes dans leur jardin.

On ne peut donc plus dire que l'automobile — pour ne parler ici que de cette seule machine — est un “outil” comme un autre, mais elle resemble plutôt à une prothèse qui permet à l'homme moderne de survivre dans la société industrielle, c'est-à-dire qui lui permet de s'engrener avec les autres machines, d'être un bon automate dans le monde faĉonné par la technique et l'économie. Si l'automobile n'est plus un outil et moins encore une machine-outil, qu'est-ce qu'elle est au juste ? Elle est un automate, une machine qui, par les contraintes que son usage généralisé à créé et qui ont faĉonné le territoire où elle évolue pour en faciliter la circulation, se meut d'elle-même dans le monde qu'elle s'est créé…

La technologie n'est donc pas au service de l'homme, mais au contraire elle nous permet de survivre avec toutes les contradictions propres au système économique et technique qui les engendre. Et par exemple, se retrouver bloqué sur une autoroute dans un bouchon n'a rien de drôle, mais maintenant grâce au téléphone portable « la vie continue » : l'automobiliste peut profiter de ce temps mort pour parler avec ses proches avant de rentrer chez lui, ou régler ses affaires avec ses collègues de bureau ou son patron avant d'arriver sur les lieux mêmes de son travail. Le téléphone portable abolit les distances tout en les maintenant ; il permet de rentabiliser le temps tout en continuant d'en perdre ; il en résulte une destruction du rapport à l'espace et au temps, qui deviennent des entités abstraites dont on peut faire — et dont on fini par faire — littéralement n'importe quoi. Les technologies permettent de survivre avec les contradictions que leurs précédentes avancées ont engendrées, et la fuite en avant dans le perfectionnement technologique afin de surmonter les nouvelles contradictions qu'elles engendrent fait que non seulement l'homme court derrière le progrès des machines — toujours en étant en retard sur ses dernières avancées —, mais qu'il en devient même le principal moteur : en fin de compte, c'est l'homme qui se retrouve au service de la machinerie industrielle dans son ensemble. Il la fait tourner, elle vit de ce temps qu'il lui abandonne, qu'il perd à la faire fonctionner.

« Dans notre société contemporaine, “perdre son temps” est devenu une faute face à l'injonction de la vitesse qui prétend nous soumettre au rythme de l'accélération des techniques. Mais à tenter de suivre sans relâche cette cadence infernale, l'homme, dans son angoisse d'être dépassé, a oublié que c'est précisement cette vitesse qui menace de le déposséder de son propre temps. Soumis à la cadence accélérée de la technique, l'homme perd son temps : il devient un automate.

L'homme qui a perdu son propre temps est comme l'homme qui avait perdu son ombre et qui la voyait suivre la cadence infernale de celui qui en était devenu le maître. Il se sent dépossédé de son humanité : privé de ce double qui suit le rythme de ses pas, il n'est plus lui-même qu'un pantin au rythme saccadé qui s'agite en suivant la cadence infernale d'une machine. »

Isabelle Rieusset-Lemarié, La société des clones à l'ère de la reproduction multimédia, éditions Actes Sud, 1999.

Dans un tel contexte, il me paraît assez évident que si le « contrôle citoyen » de la science et des techniques évitera peut-être quelques “dérives”, il ne pourra rien empêcher quant à l'essentiel. L'« expertise citoyenne » — expertise indépendante aussi bien des entreprises que de l'Etat lui-même —, semble devoir surtout servir à départager “démocratiquement” les différents lobbies qui cherchent à s'approprier des “parts de marchés”, c'est-à-dire un pouvoir sur notre existence. Si cette “expertise citoyenne” ne s'accompagne pas de prises de positions plus politiques, d'un discours beaucoup plus critique vis à vis de la société industrielle en son ensemble, c'est-à-dire si elle se contente de contester les techniques et les procédés de l'industrie sans remettre en questions les faux besoins engendrés par la société industrielle avant tout pour vendre ses marchandises de plus en plus hautement technologiques autant que polluantes et nuisibles, elle risque fort d'en venir très rapidement à légitimer la poursuite de ce développement industriel et technologique, à participer à son « développement durable » sous prétexte que lui seul peut répondre aux problèmes qu'il a précédement engendré.

Voilà ce que j'appelle le chantage à la démesure, parce que les problèmes que pose la société industrielle sont démesurés, il faut leur trouver des solutions à la même échelle, ce qui justifie la fuite en avant dans le développement économique et technologique. Ainsi, le remède à la pollution d'origine industrielle consiste lui-même en des procédés industriels, etc. Occupant, ou plutôt bouchant, ainsi tout l'horizon de l'imagination sociale, chacun s'occupe d'abord et de toute urgence des questions technologiques et bureaucratiques — que seule cette société industrielle peut mettre en œuvre, puisque c'est elle qui crée des problèmes de cette ampleur — et l'on oublie de se demander : « A quoi, en fin de compte, sert tout cela ? »

Ainsi, même si les OGM étaient sans danger pour la santé et totalement maîtrisés, je continuerais à les refuser ; il n'y a pas besoin d'être un expert en biotechnologies pour constater qu'ils sont un moyen pour les grandes firmes de réaliser le parachèvement de la mainmise de l'industrie sur le vivant et par suite sur l'alimentation et la santé humaine. Le “contrôle citoyen” de la science et des techniques, s'il n'est pas accompagné d'un discours qui, en même temps qu'il pointe les insuffis[s]ances techniques de la “maîtrise du vivant”, dénonce à partir de là et sur cette base la dépossession de tout pouvoir sur notre existence qu'engendre le développement de l'industrie et son extension à des aspects de plus en plus intimes de notre vie, ne remettra nullement en question le fait que les êtres vivants, et par suite les êtres humains, deviennent matière à marchandise pour le système capitaliste et industriel. Ce dernier broie les hommes, la société et la nature pour nous en revendre la reconstitution synthétique, et en échange de ces biens matériels frelatés nous perdons les biens les plus précieux : la possibilité de faire les choses par nous-mêmes en même temps que pour les autres ; bref, notre liberté et notre autonomie au sein d'une organisation et d'une collectivité de dimension humaine.


5 - La réappropriation des arts, des sciences et des métiers

« Cette attitude moderne aboutit à ce que les hommes inventent de nouveaux idéaux parce qu'ils n'osent se mesurer aux anciens. Ils se tournent vers l'avenir avec enthousiasme, car ils ont peur de regarder en arrière. »

G. K. Chesterton, Le monde comme il ne va pas, 1924.

Différentes personnes ont donc mis en avant la nécessité d'une « réappropriation de la science » dans la perspective du « contrôle citoyen » des pratiques industrielles. Pour ma part, je ne trouve rien de bien exhaltant à connaître en détail la sauce de métaux lourds, de chimie fine et autre poisons avec laquelle le système industriel nous fait mourrir à petit feu. Et ce n'est guère enthousiasmant de mesurer ainsi l'étendue de l'empoisonnement du monde pour seulement tenter de circonscrire quelques substances dangeureuses quand des milliers d'autres continuent leur chemin.

Face à la dépossession engendrée par le système industriel, une démarche de réappropriation est pourtant tout-à-fait nécessaire, mais elle ne doit pas se limiter aux aspects techniques et scientifiques que nous impose ce système lui-même. Il faut s'attaquer aux causes qui permettent à ce système de se maintenir et de se développer plutôt que de tenter vainement d'en gérer les conséquences, qui seront de toute faĉon désastreuses. Car cette dépossession touche le monde dans lequel nous vivons, les autres hommes avec lesquels nous vivons et donc notre humanité elle-même — les récentes avancées des biotechnologies illustrent cela de manière particulièrement spectaculaire.

Une caract[è]{é}ristique centrale de ce système est en effet qu'il rend l'homme inutile à lui-même, qu'il rend les individus inutiles les uns aux autres en dévalorisant radicalement les produits de toute activité personnelle. Ainsi, pourquoi jouer de la musique lorsqu'il suffit d'appuyer sur un bouton pour en écouter ? Pourquoi cultiver son jardin lorsqu'il suffit d'aller au supermarché (y compris culturel) ? Pourquoi enfin discuter et réfléchir avec d'autres lorsqu'il suffit d'allumer sa télé pour savoir quoi penser et d'aller sur Internet pour trouver des gens d'accord avec vous ? L'homme moderne attend tout de l'Economie, de l'Etat et des machines qu'ils mettent à son service. Il en attend tout, il réclame parfois même bruyament et avec colère, que des puissances qui lui sont extérieures, qui le dépassent et le dominent, prennent en charge son existence et en même temps le protègent des conséquences néfastes de sa dépendance à leur égard… Dans ce contexte, il devient à chacun de plus en plus difficile d'imaginer que les hommes — et soi-même le premier — soient encore capables de faire des choses par eux-mêmes, de s'organiser pour atteindre des buts qu'ils se sont donnés et puissent par-là prendre leurs propres affaires en main.

Une réappropriation doit avoir d'abord cette dimension politique : elle a pour objectif de réaliser la maîtrise des hommes sur leurs propres activités et créations, la domination de la société sur sa technique et son économie. Chacun doit devenir maître des machines et des choses, de l'ensemble des créations humaines afin de les mettre au service du développement de la vie et non en subir l'évolution, courrir derrière leur renouvellement incessant, être asservis à leur fonctionnement.

Ce ne sont donc pas toutes les machines et réalisations humaines qui peuvent faire l'objet de cette réappropriation. Il est en effet nécessaire « de séparer, dans la civilisation actuelle, ce qui appartient de droit à l'homme considéré comme individu et ce qui est de nature à fournir des armes contre lui à la collectivité, tout en cherchant les moyens de développer les premiers éléments au détriment des seconds » ([13]), autrement dit, il est nécessaire d'effectuer un tri, sur la base de « l'inventaire exact de ce qui dans les immenses moyens accumulés, pourrait servir à une vie plus libre, et de ce qui ne pourra jamais servir qu'à la perpétuation de l'oppression. » ( [14])

Il ne faut donc pas se cacher qu'un tel projet politique signifie la remise en cause radicale des bases de la société actuelle, c'est-à-dire l'arrêt du développement économique et le démant[el]{è}lement d'une grande partie du système industriel et technologique. Cela seul peut permettre ensuite le retour à des formes techniques et économiques à l'échelle humaine telles que la reprise du développement humain et social à partir de ces bases simplifiées puisse être réalisée par des communautés ou des collectivités, organisées selon le principe de la démocratie directe, qui seront ainsi réellement maîtres de leurs activités et de ce qui détermine les conditions de leur existence.

Enoncé comme cela, en quelques phrases, et eut égard à la puissance prodigieuse du système dans lequel nous vivons actuellement, un tel projet politique peut sembler totalement irréaliste, d'autant qu'il n'existe actuellement strictement aucune force sociale pour seulement le mettre en avant.

La raison en est fort simple : contrairement à l'époque des Luddites, de nos jours et dans les pays industrialisés il n'existe plus rien en dehors de la société industrielle — même le mouvement ouvrier, son projet politique et la communauté de fait qu'il représentait, ont disparu —, il n'y a plus d'autres formes d'organisation sociale sur lesquels s'appuyer pour refuser la société existante et en imaginer une autre.

Tout au plus y a-t[']{-}il un malaise diffus, un doute assez vague sur la nature des bienfaits que nous dispense la société industrielle. Chacun sent qu'il y a quelque chose de pourri [dans le]{au} royaume de la marchandise — les récentes crises et catastrophes industrielles, sans parler des manifestations évidentes du changement climatique, ont renforcé ce sentiment — mais comme la marchandise a envahi les recoins les plus reculés de notre existence autant que de la planète (ne serait-ce que sous forme de pollution ou d'ordures), ce sentiment reste paralysé et n'arrive pas à se transformer en raisonnement, en pensée et conscience de la nature et des causes du désastre. Car en même temps que l'on ressent confusément le fait que « cela ne peut durer », chacun sent bien également à quel point un arrêt brusque et soudain de ce système serait également une catastrophe supplémentaire tellement il s'est rendu indispensable en substituant partout ses marchandises aux relations sociales et aux capacités des individus.

Ainsi, de telles perspectives peuvent sembler totalement utopiques et illusoires. Mais, il semblerai{t} qu'il n'y ait guère de possibilités pour l'avenir. Car soit le système continue sur les mêmes bases et il engendre de nouvelles catastrophes, désastres et nuisances ; il poursuit la dépossession de la vie humaine, l'appauvrissement de la vie sociale et la destruction de la nature sur lesquels il prospère depuis deux siècles. Soit, à cause des diverses contradictions qu'il n'arrive plus à surmonter, il s'effondre — comme en Argentine récement, pour des raison financières — et à la dépossession des personnes s'ajoute alors le dénuement. Dans les deux cas, l'issue ne peut être qu'une dérive autoritaire, dont on voit déjà les prémisses se mettre en place actuellement. Et la demande de protection contre les nuisances mêmes engendrées par l'industrie ne sera pas en reste pour participer à ce mouvement sécuritaire.

C'est précisement à cause de tout cela qu'il est nécessaire de mettre en avant un projet politique complètement opposé au monde tel qu'il est. C'est parce que la société industrielle est de plus en plus manifestement une impasse sur le plan social et humain, qu'il ne faut pas avoir peur d'affirmer que, sur le plan économique et technique, il est nécessaire de revenir en arrière — vers des outils, des machines et une organisation sociale à l'échelle humaine — car c'est le moyen de poursuivre le processus d'humanisation ; c'est la condition pour continuer d'avancer vers un véritable progrès humain.

L'opposition à chaque nuisance ou aménagement particulier peut être l'occasion de mettre en avant une critique plus générale du système, le plus souvent en posant la simple question : « À quoi sert, en fin de compte, tout cela ? » C'est une réflexion avant tout politique ; elle pose, à chaque fois sous des formes différentes, la question : « Comment et dans quel monde voulons-nous vivre ? » Ce n'est pas là une question “philosophique”, elle se pose à chacun de nous et tous les jours.

Ainsi, devant chaque progrès technologique on peut se demander « De quoi cela va-t-il nous priver ? » Devant chaque produit du monde moderne on peut en effet se poser la question « A-t-on réellement besoin de cela ? » ou bien « Qu'est-ce qui a disparu qui a rendu l'usage de cela indispensable ? » Autrement dit, quels équilibres ont été rompus dans la vie sociale et dans nos rapports à la nature qui nous rendent dépendants de ces produits et services issus d'une puissance qui nous est extérieure ? Comment devenons-nous dépendants de marchandises produites parfois à l'autre bout de la planète plutôt que de biens réalisés par des personnes, dans une collectivité, avec les ressources du pays dans lequel nous vivons ?

Comprendre ce processus politique de dépossession qui se cache derrière des objets technologiques est, à mon sens, la première étape vers une réappropriation du pouvoir sur nos existences. Car c'est à partir de là que l'on peut retrouver les chemin de la liberté individuelle et de l'autonomie collective sans s'égarer dans des “solutions individuelles” qui constituent un repli[s] ou au contraire tomber dans les pièges liés à la récupération par la société industrielle des inquiétudes et des préoccupations légitimes à propos de l'avenir du monde dans lequel nous vivons.

L'adhésion de certains écologistes et autres contestataires à ces solutions toutes faites — du « consom'acteur » soucieux d'économiser la nature à l'écolocrate fasciné par l'exploitation industrielle des énergies renouvellables sensées assurer le « développement durable » d'une économie de gaspillage ([15]) — ne fait que ref{l}éter une fausse conscience face aux problèmes très réels qui s'imposent mais dont on attend encore la solution de l'extérieur, que ce soit des “marchandises éthiques” ou des “technologies douces”. L'horizon de l'imagination étant totalement occupé ou plus exactement bouché par l'existence écrasante de la société industrielle, ces attitudes infra-politiques sont naturellement ce qui vient tout de suite à l'esprit, mais qui reviennent en fait à aménager le système pour le rendre plus supportable ([16]).

Une grande difficulté est d'envisager les problèmes à une échelle qui est à notre portée et non à l'échelle où nous les impose la société industrielle. Ne pas céder au chantage à la démesure qui ramène la réflexion sur le terrain même qui engendre la dépossession, celui des solutions technologiques et globales que seule la société industrielle peut mettre en œuvre, c'est identiquement cesser de s'identifier à la puissance qui nous domine et par là remettre notre propre volonté et pouvoir au centre de notre réflexion, les capacités et activités de l'individu là où il est comme point de départ de notre action. Sortir un tant soit peu de l'impasse que constitue la société industrielle commence d'abord par la faire sortir de l'horizon de notre pensée politique pour y remettre l'homme et ses capacités ; la société telle qu'elle est ne peut certainement pas disparaître de cet horizon, mais elle ne doit plus en constituer le point de fuite — ce n'est pas à elle seule qu'il revient d'ordonner la perspective générale de nos activités, mais bien à nos propres projets et aspirations.

Autonomie ne signifie pas autarcie, autosuffisance ou repli sur soi. Il est impossible de s'abstraire en tout et pour tout de la société industrielle, et c'est au contraire là où nous vivons qu'il est nécessaire de porter la contradiction. Envisager les problèmes à l'échelle des moyens et des forces dont on dispose, mais avec comme perspective d'élargir cette échelle, c'est-à-dire d'accroître ses capacités et d'effectuer des rencontres sur la base de la recherche d'une maîtrise toujours plus grande de chacun sur sa propre existence et ses conditions. C'est aussi dans ce sens que cette démarche de réappropriation doit être politique : elle a comme point de départ et comme finalité l'individu et son développement à l'intérieur de groupes, d'une communauté ou d'une collectivité ; et inversement, l'association entre les personnes menant cette recherche permet d'expérimenter et d'élaborer les bases d'une organisation sociale capable de soutenir cet objectif.

Le projet qui sous-tend cette démarche de réappropriation des arts, des sciences et des métiers est en fait la reprise de celui des Lumières, l'actualisation de celui de la classe ouvrière et leur continuation sur la base des idées et des expériences que ces mouvements ont pu apporter de plus émancipateur ([17]).

Après avoir précisé la nature politique de cette démarche, il est maintenant nécessaire d'exposer sa méthode dans ses grandes lignes.

Par la réappropriation des arts, des sciences et des métiers, nous proposons de réfléchir aux moyens nécessaires pour sortir de la société industrielle en commenĉant par les expérimenter, c'est-à-dire par l'acquisition de savoir-faires, de la maîtrise technique de la production de ce qui est nécessaire à l'existence telle que nous la concevons. Beaucoup de pratiques alternatives, dans cette optique, se veulent exemplaires, comme si la généralisation d'expériences isolées ou l'accumulation de réalisations partielles pouvait suffire à elle seule a mettre sur pied une organisation sociale, à faire émerger une société différente. En fait, de telles expériences de réappropriation devraient être conĉues plutôt comme un point de départ pour une activité politique plus élargie.

Car toute tentative de réappropriation qui ne vise pas qu'à produire seulement des « marchandises de qualité » pour le marché des « consommateurs-citoyens » mais qui cherche, à partir de la maîtrise des bases matérielles de l'autonomie, à créer d'autres rapports sociaux, se heurte inévitablement aux limitations et obstacles que la société existante oppose à tout ce qui n'entre pas dans ses structures établies et ne promeut pas ses valeurs de compétition, d'efficacité technique et économique, etc. C'est donc à partir des entraves rencontrées pour mener ces expériences et des difficultés à effectuer une réappropriation dans un contexte sinon hostile, du moins largement étranger au{x} préoccupations et aspirations qui les motivent qu'une analyse critique est nécessaire pour pouvoir aller plus loin que l'expérience individuelle isolée, pour relier ces expériences les unes aux autres.

L'analyse de ce qui a été tenté, de ce qui a été obtenu et des problèmes rencontrés permet d'identifier plus précis[e]{é}ment les ressorts de la société à laquelle on s'oppose {et le chemin qu'il nous reste à parcourir…}. A partir de la mise en commun de ces expériences, de la discussion de ces analyses il devient donc possible d'imaginer dépasser les limitations de chaque expérience particulière (par d'autres rencontres, une association plus large, etc.) et de développer une critique plus précise, incisive et radicale des obstacles et des entraves que met la société industrielle à la liberté et l'autonomie de chacun.

La réappropriation est une démarche expérimentale et critique ; ce sont ces deux aspects indissociables et qui doivent avancer ensemble qui donnent à cette démarche son contenu politique et lui confèrent son caractère subversif.

La société capitaliste et industrielle a déjà passablement ravagé le monde et mutilé les hommes. Ceux qui défendent aujourd'hui encore un projet révolutionnaire, un changement radical des valeurs et des bases sociales  ne peuvent espérer arriver à quoi[]{ }que ce soit par une opposition frontale avec le système ; cela est plus que jamais suicidaire en l'absence de projet politique et des forces sociales pour le soutenir. L'essentiel de l'action politique actuelle non seulement ne peut que chercher d'abord à conserver {cit.Anders?} tout ce qui participe des conditions de la liberté et de l'autonomie (autant à travers des activités de réappropriation que par des luttes contre des nuisances — comme celle contre les OGM ces dernières années), et à partir de là affirmer aussi sa volonté {de} construire malgré ou même à cause des ruines qui encombrent trop notre existence.

Cette affirmation ne peut à coup sûr que rendre séduisant et désirable un tel projet aux yeux de tous ceux (et ils sont nombreux) que la société actuelle dégoute profondément ou {qui sont} exclu du fait de leur “inadaptation” à ses exigeances de plus en plus délirantes, mais qui ne savent pas formuler leur refus et leur insatisfaction précisement parce que cette organisation sociale, en englobant la totalité de l'existence et de l'expérience humaine, tend à éliminer tout point de comparaison à quoi la rapporter. En tout cas, elle ne pourra que susciter une sympathie générale et certainement l'hostilité plus particulière des fanatiques de l'aliénation, qui dénient aux autres le droit de critiquer quoique ce soit sans avoir d'abord quelque chose de mieux à mettre à la place.

Par les expériences de réappropriation, nous maintenons ce point de comparaison à partir duquel il est possible de renverser la perspective à propos de la société industrielle et de formuler sur elle un jugement à l'aune de valeurs qui ne sont pas les siennes propres, mais bien celles beaucoup plus universelles des valeurs humaines {? oui HLM aimerait bien savoir ce que ca veut dire ! Ne me dis pas que tu es humaniste ?}. Il est évident que ce jugement est identiquement une condamnation.

Ainsi cette démarche n'est pas seulement un moyen de défense pour les individus, c'est aussi un moyen de reprendre une manière d'offensive. On entend aujourd'hui trop parler d'épanouissement personnel dans un monde en décomposition ; tout au plus, en négligeant un contexte aussi défavorable, peut-on « s'éclater », ce qui désigne bien le processus d'autodestruction physique et mental qui permet une parfaite adaptation à une si étrange situation. Il est inconcevable que l'on puisse effectivement s'épanouir autrement qu'en faisant en sorte de combattre en soi et autour de soi cette décomposition.

En même temps que les acquisitions pratiques, l'expérimentation peut servir autant à affirmer publiquement les aspirations et les valeurs de ceux qui les entreprennent qu'à affiner et élaborer plus précisement le projet politique et social {mettre un pluriel ?} que leur réalisation implique. L'opposition à la société existante se traduit ainsi dans les diverses réalisations effectuées ; non dans les seuls objets matériels, mais également dans les rapports sociaux et les liens qu'ils ont permis d'établir, ne serait-ce que provisoirement, et dans l'affirmation revendiquée de la critique du mode de vie dominant qu'ils portent en eux. En même temps que la maîtrise des bases matérielles et sociales de l'autonomie, elle doit avoir pour but le développement et l'élargissement de la conscience chez tout le monde.

La réappropriation des art, des sciences et des métiers est donc un ensemble d'activités, un travail patient orienté[s] par une stratégie sur le long terme, à l'échelle d'une vie : « L'alternative n'étant pas à imaginer pour demain, mais au contraire à mettre en forme aujourd'hui, la problématique politique est toute nouvelle. Il ne s'agit plus de préparer un avenir meilleur, mais de vivre autrement le présent. […] De plus la manière de vivre le présent peut fort bien déterminer l'avenir. C'est donc à préciser cet avenir que [nous devons nous] employer, afin de s'assurer que [nos] actions présentes le préparent et ne le compromettent pas. Ou pour encourager des initiatives en dehors même de celles que [nous] prennons. » ([18])

« Mais quand bien même ces valeurs ne vaincraient jamais, nous nous devons d'assurer leur pérénité pour notre temps sur terre, car c'est ainsi que nous aimons vivre, comme pour les transmettre à la postérité, ainsi que d'autres l'on fait avant nous. » ( {Référence à mettre. J'aime beaucoup cette phrase de Philiponneau!})

Peut-être même faut-il ne pas hésiter à souligner la dimension universelle de cet enjeu politique : ce qu'il y a à affirmer et à inventer à travers cette résistance, ce n'est pas seulement une autre conception du lien social, de nouvelles formes de communauté, d'autres possibilités d'institution de la société moderne, mais aussi une “nouvelle manière d'être au monde” qui réaliserait l'unité entre les trois formes fondamentales des activités humaines : le travail, l'œuvre et l'action politique ([19]). La société industrielle a établi des séparations strictes entre ces différentes sphères de l'activité humaine en les confiant à des spécialistes ne connaissant précis[e]{é}ment que ce qui relève de leur domaine de compétences et qui ignorent tout des répercutions de leur actes par ailleurs. {division du travail manuel et intellectuel avec valorisation du second au détriment du premier, et aujourd'hui du virtuel sur le réel ????}. La démesure même de cette organisation implique ce découpage de la vie en morceaux recombinables et interchangeables à volonté, puisque le but du système n'est plus l'enrichissement et le renouvellement de la vie humaine mais exclusivement celui du processus économique et technique {de développement}. Et c'est présicement cette séparation entre les différentes sphères de la vie qui engendre la décomposition écologique et sociale

L'articulation de ces trois formes en un ensemble cohérent, en un équilibre dynamique {?????}


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Une réappropriation doit avoir d'abord cette dimension politique : elle a pour objectif de réaliser la maîtrise des hommes sur leurs propres activités et créations, la domination de la société sur sa technique et son économie. Chacun doit devenir maître des machines et des choses, de l'ensemble des créations humaines afin de les mettre au service du développement de la vie et non en subir l'évolution, courrir derrière leur renouvellement incessant, être asservis à leur fonctionnement.

[…]

Il ne faut donc pas se cacher qu'un tel projet politique signifie la remise en cause radicale des bases de la société actuelle, c'est-à-dire l'arrêt du développement économique et le démant[el]{è}lement d'une grande partie du système industriel et technologique. Cela seul peut permettre ensuite le retour à des formes techniques et économiques à l'échelle humaine telles que la reprise du développement humain et social à partir de ces bases simplifiées puisse être réalisée par des communautés ou des collectivités, organisées selon le principe de la démocratie directe, qui seront ainsi réellement maîtres de leurs activités et de ce qui détermine les conditions de leur existence.

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Supplément à

Notes & Morceaux Choisis

Bulletin critique des sciences, des technologies

et de la société industrielle

52, rue Damrémont — 75018 Paris

email : NetMC@9online.fr — site : <http://netmc.9online.fr/>



[2].  Jean-Marc Mandosio, Après l'effondrement - Notes sur l'utopie néotechnologique, éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2000.

[3]Nouvelles de Nulle Part, revue semestrielle disponible chez l'auteur (96 pages A4, 7,50 euros) : 91bis, rue d'Alésia, 75014 Paris.

[4]. L'opposition populaire à l'introduction du système capitaliste et industriel au XIXe et XXe siècle est généralement ignorée par l'histoire officielle, alors que c'est une constante qui se manifeste à chaque tentative d'implantation d'usine, quelque soit le pays. Voir par exemple L'anti-machinisme en Espagne puplié dans le bulletin d'information anti-industriel Los Amigos de Ludd n°3, juin 2002 — article disponible sur demande à Notes & Morceaux Choisis.

[5] . Voir par exemple l'enquête menée dans les régions minières de l'Angleterre par Georges Orwell, Le quai de Wigan, 1937. Le chapitre XII de ce livre est une discussion sur les conséquences du développement complet de l'« industrialisme » et du « machinisme » — on parlerait aujourd'hui d'automatisation — qui est toujours d'actualité : « Seule notre époque, l'époque de la mécanisation triomphante, nous permet d'éprouver réellement la pente naturelle de la machine, qui consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique. »

[6].  Ce sont les arguments qu'a exposé notamment Pierre Thuillier dans ses différents articles sur l'histoire des sciences et qu'il a rassemblés dans son dernier ouvrage La grande implosion, éditions Fayard, 1995.

[7]. Cette image a été utilisée la première fois, et de manière assez féroce, par Jonathan Swift, Les voyages de Gulliver (1726) dans le Voyage à l'île volante de Laputa.

[8] . C'est un problème historique qu'il serait trop long de discuter ici que de déterminer en quoi le capitalisme est lui-même le produit d'une vision strictement scientifique et rationnelle du monde.

[9] . Cf. André Pichot, La Société Pure - De Darwin à Hitler, éditions Flammarion, 2000, p.78-79.

[10] . Voir le modèle mécanique de la vie, article de  Notes & Morceaux Choisis n°4 - juillet 2001.

[11] . Cf. Jean-Pierre Berlan, La guerre au Vivant, éditions Agone, 2001.

[12] . Qualifier ce système de libéral ou de néo-libéral n'a plus guère de sens, car il est extrêmement bureaucratisé — comme en témoigne la citation mise en exergue de ce chapitre.

[13] . Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'opression sociale, 1934. Nous recommandons vivement la lecture de ce petit ouvrage qui anticipe très clairement quel sorte de monde allait universellement se mettre en place après la seconde Guerre Mondiale…

[14] . Revue de l'Encyclopédie des Nuisances n°1 - novembre 1984.

[15] . Voir l'article Silence, on tourne ! Lettre ouverte à la revue écologiste Silence ! et aux admirateurs des éoliennes industrielles récement construites en France, publié dans Notes & Morceaux Choisis n°5 - juillet 2002.

[16] . Par cette critique, nous ne voulons pas jetter la pierre à tout cet ensemble d'associations et de personnes qui développent des “pratiques alternatives”, organisent un “commerce équitable”, etc. qui constituent une bonne partie de la mouvance bio-écolo et qui font un travail tout-à-fait estimable et nécessaire, et qui peut s'inscrire assez largement dans cette démarche de réappropriation, du moins tant que leur objectif n'est pas simplement d'occuper un crénau commercial.

Mais il faut constater que bien souvent ces “pratiques alternatives” sont une solution de repli hors du champ politique. Elles sont rarement l'occasion pour ceux qui les mettent en œuvre d'approfondir la critique du monde moderne, et par là de constituer un point de départ pour d'élaborer d'autres perspectives. On en reste à une position purement défensive qui, à force de vouloir le rester, se prête à la récupération par le système qui trouve là un exutoire bon marché à la mauvaise conscience écologique de bien des personnes dépossédées, mais qui ne veulent pas le savoir et sont prêtes à acheter l'illusion de l'être moins que les autres (comme en témoigne, par exemple, la vogue des produits “bio” dans les supermarchés).

[17]. C'est à peu près en ces termes que se concluait mon intervention lors de la conférence La science contestée organisée par OGM Dangers.

[18]. Franĉois Partant, La fin du développement, naissance d'une alternative ? 1982 (éd. Babel, 1997). Nous recommandons vivement la lecture du chapitre IX de cet ouvrage, où l'auteur a développé, avec un imagination fertile, bon nombre de conséquences politiques de la démarche de réappropriation telle que nous l'exposons ici.

[19]. Dans Condition de l'homme moderne (1958), Hannah Arendt définit ces trois catégories et les regroupe sous le terme de vita activa.

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