Intervention de Frédéric Jacquemart

Vendémiaire 10 octobre 2002

Stéphanie Daydé vient de le dire, nous sommes en train de vivre une crise majeure et cette crise est manifestement intuitivement perçue par la population.

Du même fait que cette crise, nous assistons à une dissolution des structures sociales et des relations internationales, ceci tout à fait conformément à ce qui était prévu, d'ailleurs.

Or, très curieusement, ce n'est pas explicité comme tel en général. Pourtant, c'est l'enjeu, et c'est l'enjeu majeur de notre génération : est-ce qu'on va pouvoir faire en sorte de ne pas rater ce tournant crucial ?

Évidemment, la science n'est pas le seul enjeu. On aurait pu partir aussi de l'économie, du droit, ou de tout autre élément structurant la société, mais d'un part, c'est la science que nous connaissons le mieux, c'est notre domaine et, d'autre part, comme l'a dit Stéphanie Daydé, ce sont tout de même les concepts scientifiques qui sont les structurants majeurs de la société dans laquelle on vit. Il est tout à fait clair qu'il y a des choses, qui sont issues de ce passé très peu évolutif évoqué tout à l'heure, qui sont, pour les citer simplement sans en faire l'analyse :

On vient juste de m'apporter un exemple de ce que peut représenter cette naïveté réductionniste. C'est une invitation à un séminaire de Jean-Pierre Changeux (Institut Pasteur, Collège de France), intitulé, je cite " organisation fonctionnelle du récepteur de l'acétylcholine : de la molécule à la conscience ". Sans commentaire.

- L'analyse en causalités locales et le réductionnisme terrifiant de la science contemporaine sont évidemment manifestement totalement obsolètes.

L'essentiel du message aujourd'hui, outre un recentrage à nos yeux important du de la question de la science, sera cette ouverture vers un autre monde possible, car c'est bien la fin d'UN monde, que nous vivons actuellement, pas nécessairement la fin DU monde, comme beaucoup le pensent actuellement. Quand on apprend un langage, quand on est enfant, et qu'on n'en a pas d'autre, on ne se pose même pas la question de savoir s'il peut en exister d'autres. D'ailleurs, si on remplace les mots par des sons aléatoires, ça ne fonctionne plus. La science nous donne un peu cet effet-là, en ce qu'actuellement, on a l'impression qu'il n'y a qu'une seule science possible. Il n'y a aucune raison pour penser cela, et il est clair que si on arrive à changer des concepts structurants de la science contemporaine, on, aura une autre science qui naîtra, dont les formes, comme disait Stéphanie Daydé, sont totalement imprédictibles.

Ce qui est intéressant, outre le fait que nous sommes totalement optimistes, ce qui tranche un peu avec l'atmosphère ambiante, c'est que, s'il est vrai que jamais l'Homme ne s'est trouvé face à un tel changement nécessaire, il est aussi devant le plus grand défi posé à son intelligence, et le fait même que notre survie en tant qu'espèce n'aille manifestement plus de soi, annonce aussi la phase la plus passionnante de l'histoire de l'humanité. L'objectif n'est plus de dominer la nature, mais d'arriver à être assez intelligents pour survivre avec elle.

Dans ce contexte, et pour en revenir à la science, j'aimerais commencer par une histoire que j'emprunte à mon ami Henri Atlan, qui aurait dû être là ce soir :

Quelqu'un cherche frénétiquement ses clefs sous un réverbère, la nuit. Un passant lui demande s'il peut l'aider à chercher. Et ils cherchent tous les deux. Au bout d'un moment, le passant demande à l'autre :

- mais, vous êtes vraiment sûr de les avoir perdues là, vos clefs ?

- non, répond l'autre mais il n'y a que là où il y a de la lumière.

Le scientifique se comporte tout à fait comme cet homme. Il construit un magnifique système d'interprétation, il produit des outils techniques terriblement efficaces dans ce cercle de lumière, et il décide (sans vraiment se poser la question, d'ailleurs), que le reste, ce qui est noir pour lui, n'est pas pertinent, voire même, n'existe pas. C'est cela qui nous met en danger, comme on va essayer de le voir.

C'est là que se situe pour nous ce recentrage de la question de la science : nous ne contestons pas la beauté de la science, ni sa vérité (vérité scientifique et non absolue), mais sa PERTINENCE, et sa pertinence, notamment, dans le rôle structurant de la société contemporaine.

Comme il avait été marqué dans le premier résumé, qui n'a finalement pas été distribué : " la technoscience triomphante s'affiche comme connaissance universelle. Pourtant, cette prolifération impérialiste d'un certain mode de savoir, cache des limitations majeures, et de différents types ". Soulignons triomphante, universelle, impérialiste.

La première de ces limitations sur laquelle on va s'appesantir un peu est co-substantielle à la science, et ceci constitue une réponse à la question d'Hervé Le Meur. Il ne s'agit pas d'une limitation qui pourrait être vaincue, mais bien d'une condition même d'existence de la science (et même au-delà : de tout discours explicite).

En effet, on a le choix :

Ce n'est pas la seule limitation de la science (on en citera d'autres exemples), mais à elle seule, elle implique déjà un DEVOIR DE PRUDENCE et à un DEVOIR DE MODESTIE.

Ces deux devoirs, s'ils passaient dans la pratique, suffiraient déjà à engendrer une autre science et une autre société.

Maintenant, on va essayer de montrer pourquoi il en est ainsi, et où se situe cette restriction.

chaînes extraites de chaine.gif à mettre !
Figure 1

Sur cette première figure 1, on voit six chaînes de caractères (ou de symboles). Il est intersubjectivement clair que les trois premières sont structurées, régulières, et que, par contre, il est difficile d'imaginer quoi que ce soit de régulier dans les trois autres.

On ne cherche pas à savoir pourquoi un repère une structure, on le CONSTATE.

Regardons la première de ces chaînes. On demande :

" si on la prolonge, qu'est-ce qui suit ? "

Il ne fait guère de doute que tout le monde, sauf esprit de contradiction marqué, répondra "un carré noir".

En tout cas, si quelqu'un n'était réellement pas capable de prédire qu'il s'agira d'un carré noir, alors, il ne ferait pas partie du corpus scientifique.

C'est ce que je demande qu'on admette. Une fois cela admis, il faudra accepter le reste.

Le fait de prolonger, au-delà des données, une régularité, s'appelle une induction en philosophie. C'est un très mauvais terme. Les philosophes adorent produire des termes si approximativement construits qu'ils ne veulent rien dire. Il s'agit d'une généralisation à partir d'une succession d'instances, c'est à dire : c'est comme ça, c'est encore comme ça, c'est encore comme ça, et donc, ça va continuer. Ces inductions, même si elles ne rendent pas compte, loin de là, de la totalité des actes scientifiques, sont nécessaires, notamment pour la constitution de classes, de catégories, d'objets généraux. Elles sous-tendent, aussi, en grande partie, la demande de reproductibilité des résultats expérimentaux.

Notre chaîne de caractères a 40 éléments sous deux formes (blanc ou noir), donc, on a 240 chaînes possibles, construites dans ces termes, soit environ 1012 chaînes, ce qui est énorme.

Ceci constitue le possible réalisable dans ces termes-là.

Nos trois chaînes régulières sont incluses, au même titre que les autres, dans cet ensemble du possible réalisable.

Si nous disposons maintenant d'une procédure mécanique de formation de ces chaînes, par exemple un programme d'ordinateur qui, aléatoirement, produit une de ces chaînes, la chaîne n°1 a exactement la même probabilité de sortir que n'importe quelle autre.

DONC, ou bien on dit que, dans ces conditions, la science est un acte stupide et injustifiable,

Ou bien on admet les conditions (implicites) qui permettent de justifier cette façon de penser (et de décider)

Et c'est cette seconde solution que nous allons adopter : nous allons sauver la science ! mais à une condition :

Admettre que la condition qui permet, finalement, devant une chaîne régulière, d'affirmer qu'elle n'est pas produite par hasard, c'est

Que le nombre de chaînes organisées (pour nous) soit extrêmement faible par rapport à la totalité des chaînes construites avec les mêmes éléments.

D'une façon générale, on ne peut repérer un objet comme différent des autres et donc parler de lui, que si le nombre d'objets organisés est extrêmement rare dans le possible réalisable dans les mêmes termes.

- 19 20 21 22 23 24

- 25 26 27 28 29 30

Figure 2

Pour rendre ceci plus sensible, prenons deux séries de 5 tirages du Loto (figure 2, puis 3). Dans la première, il est manifeste que ce n'est pas un tirage au sort, que ce n'est pas un tirage du Loto. Pourtant, la probabilité de sortie de ces séries est exactement la même que celle des suites de la figure 3 (tirages réels, cette fois). Ces séries sont tout aussi improbables que celle de la figure précédente

POURTANT, il n'y a aucun étonnement à constater la présence de ces suites-là de numéros, bien que leur probabilité soit infime, car elles sont équivalentes à toute autre chaîne non structurée.

- 02 34 16 40 08 10

- 07 38 08 11 26 22

- 10 29 22 02 35 41

- 15 09 17 34 27 22

- 40 22 32 13 19 37

Figure 3

Sans qu'on puisse développer ici cette notion très importante, le non organisé va constituer une catégorie dont tous les membres sont équivalents, ce qui n'est pas le cas des objets organisés. Nous ne trouvons donc pas étonnant, puisque cette catégorie représente l'immense majorité des cas, que des représentants de cette catégorie, équivalents à tout autre, sorte dans un tirage au sort.

C'est pourquoi nous parlons d' " organisé pour nous ", car nous rajoutons à un mécanisme strictement probabiliste, une interprétation structurante qui n'a rien à voir avec le tirage au sort du Loto.

En résumé :

Pour tout langage explicite, et en particulier, pour le langage scientifique, la condition d'existence est de ne pouvoir parler que d'une infime minorité des choses.

D'autre part, on peut montrer que la rareté de dicible doit être posé a priori et de façon générale, mais c'est trop long, donc, je le mettrai dans les actes de ces rencontres.

En attendant, nous revoici bien au cœur de l'histoire de tout à l'heure, et nous cherchons, avec une extraordinaire minutie et précision, dans la lumière du réverbère, et seulement là.

Par conséquent, les scientifiques décident (implicitement bien sûr) que, parce qu'ils ne peuvent pas en parler comme des objets scientifiques, l'immense majorité (la presque totalité !) de ce qui constitue le monde est négligeable. C'est une affirmation qui nous semble assez lourde à assumer !

Il existe d'autres restrictions, bien sûr, qui elles aussi permettent de donner du sens aux choses et font partie intégrante de l'acte scientifique.

On va juste donner quelques exemples rapides :

Bref, on voit qu'il existe tout un tas (et bien d'autres) restrictions agissant a priori, que nous pourrions dire culturelles, et qui permettent de dire les choses.

Ces éléments culturels sont tellement forts qu'ils donnent sens aux choses sans même qu'on s'en aperçoive. Pour illustrer cela sur un objet plus complexe qu'une simple chaîne de caractère, voici un dessin (figure 4) dans lequel aucun trait n'impose de sens (n'est la copie de quelque chose), à tel point que ce sens est perdu ou gagné selon le sens dans lequel on regarde le dessin (retourner le dessin), qui dans l'autre sens représente aussi une tête). Il est clair qu'on ne perçoit pas les choses, mais qu'on les construit.

Concevoir le monde organisé est nécessairement restreint, au sens où

ORGANISATION => RESTRICTIONS (non quelconques)

a des conséquences :

D'abord, je voudrais faire un parallèle :

Autrefois, on disait qu'il n'y avait pas de différence entre un composé chimique et une substance naturelle, puisque tout était de même nature chimique. On restreint la pertinence à ce qui est actuellement pertinent pour la problématique scientifique.

De même, aujourd'hui, on clame partout que des OGM, il y en a toujours eu, puisque les croisements naturels sont des combinaisons de matériel génétique d'origines différents.

Nous voyons tout de suite qu'il n'en est rien et qu'il s'agit même de deux chose fondamentalement différentes !

Tous les êtres vivants sont connectés à d'autres, au sens où leur état va dépendre des influences reçues par d'autres et où eux-mêmes influencent d'autres aussi. L'ensemble forme ce qu'on peut appeler le système des êtres vivants où tout n'est pas connecté avec tout, mais dans lequel il existe au moins un chemin théorique permettant de relier tous les êtres.

Dans ce système, qui a sa dynamique propre, les échanges génétiques existent, mais ils sont CONSIDÉRABLEMENT RESTREINTS.

Pour un Homme, faire un bébé avec une limace est tâche difficile. Les êtres supérieurs sont même particulièrement restreints, par des mécanismes actifs, génétiquement codés.

Bien entendu, il n'y a pas que les croisements sexués, on peut aussi avoir des injections de matériel génétique par des virus ou des bactéries, mais dans tous les cas, il faut au moins des compatibilités moléculaires qui permettent le transfert.

C'est un phénomène

CONSIDÉRABLEMENT RESTREINT, CETTE RESTRICTION ÉTANT NÉCESSAIRE À L'ORGANISATION DU SYSTÈME DES ETRES VIVANTS.

Or, la pratique des OGM viole ce principe fondamental de l'organisation, en transférant un gène de poisson dans une fraise, ou autre, SANS JAMAIS ÉVOQUER LE PROBLÈME MAJEUR QUE NOUS SOULEVONS, et donc, évidemment, sans jamais l'avoir formellement invalidé.

Il s'agit bien ici d'une mise en danger de l'organisation du système du vivant et donc, entre autres, une mise en péril des composants du système tels qu'ils sont, Y COMPRIS DE L'ESPÈCE HUMAINE.

Et ce problème, pourtant majeur, est tellement ignoré, qu'on nous répond par des études (rarissimes, d'ailleurs), concernant des effets sur la santé, c'est à dire qu'on réduit la problématique à l'INDIVIDU en ignorant totalement la mise en danger de l'ESPÈCE.

Le principe de précaution ne consiste pas ici à ne rien faire parce qu'on ne sait pas encore si ça peut nuire aux individus (donc, on continue l'expérimentation)

MAIS il consiste en la CONSTATATION certaine de la mise en danger de l'ESPÈCE humaine (entre autres), l'inconnu étant de savoir à partir de quand la déstructuration s'opère.

Là, la conclusion est : on arrête tout.

Comment peut-on en arriver là ? Et surtout, pourquoi la plupart des scientifiques refusent-ils de remettre en question leur propre activité ?

La raison en est un phénomène qui va nous ramener aux courbes de l'évolution de tout à l'heure, et que nous nommons l'auto-amplification de l'auto-satisfaction.

En effet, plus l'objet est réduit à ce qu'on peut en dire et adapté aux techniques disponibles, et plus on est efficace pour atteindre le but technique qu'on s'est donné. C'est donc bien la bonne méthode, se dit le scientifique : si je réduis, ça marche, donc, je réduis, et donc ça marche mieux, etc., jusqu'à en arriver au monde absurde créé par la technicienne moderne, qui ne se demande jamais si le " ça marche " est suffisant.

Ma conclusion sera la même que celle de Stéphanie Daydé :

La révolution est nécessaire, et urgente.

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